Un opéra cousu de fil rouge

Pour la première fois dans la fosse, Philippe Jaroussky dirige avec maestria « Giulio Cesare in Egitto » de Haendel. Dans une mise en scène absconse.

Un opéra cousu de fil rouge

Ovations pour le chef, les musiciens et les chanteurs. Huées pour le metteur en scène et l’équipe scénique... Giulio Cesare in Egitto n’a pas dérogé à ce qui est devenu la règle dans les salles lyriques tant l’appétit de nouveauté et la soif d’originalité taraudent les producteurs d’opéra. De nouveauté, il y en avait une, et de taille, puisque cette pièce majeure de l’opera seria, la plus fréquemment programmée des œuvres de Haendel, est dirigée au Théâtre des Champs-Élysées par celui qui en fut souvent interprète (dans le rôle de Sextus), à savoir Philippe Jaroussky. Et, disons-le tout net, cette nouveauté-là nous a comblé.

L’autre nouveauté, celle de la mise en scène, nous a laissé aussi perplexe que saturé par une surabondance d’images et un total manque d’humour et de légéreté (on pense avec regret à la production pétulante de Peters Sellars en 1990 et à celle de Laurent Pelly en 2011). Redoutable piège que cette œuvre au long cours (4h30 de spectacle dont un entracte), créée en 1724 à Londres qui, sur un livret archi-compliqué et une distribution restreinte (huit chanteurs), enchaîne récitatifs et airs conçus pour mettre en avant la virtuosité des solistes.

Riche en coups fourrés, trahisons et rebondissements rocambolesques, l’action se déroule en Égypte en 48 avant J.-C, au moment où César vainqueur de Pompée atteint Alexandrie. Là l’attendent de pied ferme Cornélie, veuve de Pompée, assassiné par le prétendant au trône d’Égypte Ptolémée, et leur fils Sextus qui doit venger son père. A cette lutte pour le pouvoir s’ajoutent des joutes sentimentales qui aiguillonnent les intrigues politiques : Cléopâtre, rivale de son frère Ptolémée, cherche à séduire César, quitte à se déguiser en humble Lydie, dépouillée de ses biens par Ptolémée. A ce quintette de personnages de tête s’ajoute un trio de rôles secondaires mais non négligeables dans l’avancée de l’intrigue vers le happy end aussi improbable qu’inattendu, Cléopâtre accédant enfin au trône d’Égypte qui lui est offert par César.

Prenant un peu trop au sérieux le livret, le metteur en scène vénitien Damiano Michieletto est parti du principe que le personnage de César est passif tout au long de l’opéra. Guidé par sa destinée, il se contente de recueillir les fruits des intrigues menées par les autres. Dans une ambiance scénique mortifère, le dictateur romain semble constamment le jouet des circonstance, guetté par l’attentat fatal qui le surprendra à son retour à Rome, quatre ans plus tard. Sur scène, le fil rouge de la narration est... le fil rouge de la vie humaine tissé par les trois Parques qui peuvent l’interrompre à tout moment. Ces divinités nues, leur longue chevelure tombant jusqu’à terre, traversent par intermittences le décor de boîte blanche avec une lenteur chorégraphiée, leur silhouettes démultipliées sur le fond de scène par un effet de miroirs. À mesure que les intrigues se complexifient, les fils rouges prolifèrent et s’entrecroisent formant une nasse menaçante dont il semble impossible de s’extraire. Ce qui donne lieu à de très belles images, lesquelles suffiraient amplement à créer une ambiance scénique.

Labyrinthe de références

Las, le metteur en scène a cru bon d’ajouter quantité d’autres symboles qui se superposent dans un labyrinthe de références où l’on finit par... perdre le fil. Si les costumes sont modernes et passepartout, les scènes sont semées d’accessoires venus d’autres temps et lieux : objets égyptiens de-ci de-là, chandeliers baroques pour la scène de séduction de Cléopâtre, garde-robe très glamour de la royale intrigante digne des stars d’Hollywood... Mais le morbide domine et culmine dans la séquence de l’acte trois où Cléopâtre se croyant perdue a le visage couvert d’un énorme masque en forme de crâne d’animal. Il faut avoir tout le métier et l’endurance de Sabine Devieilhe pour réussir à vocaliser dans un pareil accoutrement. Un véritable exploit qui devrait figurer dans le livre des records des supplices infligés aux chanteurs par des metteurs en scène en délire !

De telles audaces qui sacrifient le détail de la direction des acteurs/chanteurs ne sont pas sans prise de risque : au soir de la première, au moment du salut, une bâche en plastique (« recyclée et recyclable », précise le communiqué de presse), censée séparer le monde réel de l’imaginaire (du moins le suppose-t-on !) est retombée lourdement des cintres sur les chanteurs et musiciens abasourdis.

S’en tenant, lui, au strict respect de la partition, Philippe Jaroussky, qui avoue avoir craint d’aborder la direction par cet opéra très ambitieux, passe haut la main le cap du maelstrom musical, doublement guidé par son vécu de chanteur et par sa formation d’instrumentiste. À 44 ans, le célèbre contre-ténor français insuffle une énergie sans faille à son ensemble Artaserse, qu’il dirige depuis quinze ans, mais jamais encore pour un opéra. Tout en veillant au respect mutuel entre les instruments et les voix qui s’enlacent ou se combattent avec émulation, sans temps mort tout au long de la partition à qui il restitue toutes ses couleurs.

Quoique que composée d’une pléiade de chanteurs de premier plan, l’intégralité de la distribution n’a jamais porté son personnage à la scène. Et personne ne démérite dans cette prise de rôle. En phase avec le metteur en scène, Sabine Devieilhe assume bien le premier rôle de l’opéra, de sa voix extrêmement souple à la longueur d’émission prodigieuse, elle se joue des multiples facettes de Cléopâtre. Par contraste, le Jules César de la mezzo Gaëlle Arquez semble un peu falot. Avec son timbre velouté et son phrasé onctueux, la mezzo Lucile Richardot incarne une Cornélie très touchante, tandis que, dans le rôle de son fils Sextus, le contre-ténor argentin Franco Fagioli soulève l’émotion. Dans le personnage de Ptolémée, le contre-ténor Carlo Vistoli n’est pas de reste, le piment de la perversité en plus.

« Giulio Cesare in Egitto », de Georg Friedrich Haendel, au Théâtre des Champs-Élysées jusqu’au 22 mai. Avec Gaëlle Arquez, Sabine Devieilhe, Franco Fagioli, Lucile Richardot, Carlo Vistoli, Francesco Salvadori, Paul-Antoine Bénos-Djian, Adrien Fournaison. Ensemble Artaserse. Direction musicale : Philippe Jaroussky. Mise en scène : Damiano Michieletto. Scénographie : Paolo Fantin. Costumes Agostino Cavalca. Coiffure, maquillage, masques : Cécile Kretschmar. Lumières : Alessandro Carletti. Chorégraphie : Thomas Wilhelm.
Reprise à l’Opéra Comédie à Montpellier les 5, 7, 9 et 11 juin (rôle de Cléopâtre chanté par Emöke Barath).
Photo Vincent Pontet

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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