Tristan pour les nuls

A l’Opéra de Nancy, Tiago Rodrigues veut faire œuvre de pédagogie avec "Tristan et Isolde" de Wagner.

Tristan pour les nuls

Pour sa première mise en scène d’opéra, Tiago Rodrigues a mis la barre très haut en choisissant Tristan et Isolde, sommet du genre lyrique, conçu comme œuvre d’art totale, composé et écrit par Richard Wagner en 1865. Non sans une certaine naïveté, le talentueux metteur en scène, nommé directeur du Festival d’Avignon en 2021, a estimé devoir expliciter le drame ancestral qui se joue sous nos yeux, en musique. Se voyant en passeur des grands mythes, Rodrigues qui a brillamment porté à la scène des textes fondateurs du répertoire théâtral (Antoine et Cléopâtre, Iphigénie, Électre, Agamemnon) ou romanesque (Bovary), veut faire œuvre de pédagogie avec ce Tristan produit par l’Opéra de Nancy, auquel se sont adjoints ceux de Caen et de Lille.

Dans le texte qu’il a écrit et qui appuie le livret de Wagner, Tiago Rodrigues voit la scène de l’exquise bonbonnière XVIIIe de l’Opéra de Nancy comme une « archive de mondes imaginaires », un conservatoire des innombrables versions du mythe littéraire de Tristan et Isolde (orthographié en français Iseult ou Yseut), versions accumulées au fil du temps, depuis le poète anglo-normand Beroul, qui l’a créé au XIIe siècle, jusqu’à Wagner. Avec, en partage, le drame d’un couple d’amoureux qui refusent la place assignée par la société, transgression qui prend un sens politique vu leur position dans la sphère royale.

Dans cette optique pédagogique, les surtitres qui traduisent le texte chanté, couramment utilisés dans les salles d’opéra (mais toujours bannis au Festival de Bayreuth), ont été supprimés et remplacés par des cartons de grande taille avec des textes courts, extraits de la bibliothèque où ils sont rangés verticalement comme des livres. Parfois, un seul carton suffit à résumer la scène comme un pitch mais le plus souvent deux voire trois sont nécessaires.

Cartouches de BD

Brandis par un couple de danseurs et chorégraphes qui doublent les chanteurs, ces cartons explicitent ou commentent l’action, un peu comme des cartouches de BD ou les intertitres des films muets. Ils se placent ainsi en observateurs qui regarderaient le mythe s’incarner sur scène à travers les interprètes de ces archétypes que sont Tristan, simplement nommé « l’homme triste », Isolde « la femme triste », et le roi Marke « l’homme puissant ». Le problème, c’est ce que le metteur en scène semble s’être concentré sur le ballet des porteurs de pancarte au détriment de la direction des chanteurs trop souvent figés dans des attitudes de statues.

Pour intéressant qu’il soit sur le papier, le principe pédagogique, et un rien démagogique – il est dit est répété dans les cartons que les chanteurs utilisent beaucoup trop de mots en allemand – ne résiste pas à l’épreuve de la scène et frise parfois le ridicule. Non pas que l’exécution soit problématique. Au contraire, le spectacle est parfaitement rôdé et les chanteurs toujours en concordance avec les danseurs qui les soutiennent dans l’épreuve de l’amour contrarié. Mais à mesure que le drame avance et que l’action se complexifie, les cartons se multiplient, et le ballet des porteurs de message se précipite jusqu’à donner le tournis. De plus, le bénéfice du procédé pour la compréhension devient nul dans la mesure où, si grands qu’ils soient, les cartons ne sont pas lisibles par tous les spectateurs et qu’il a fallu quand même recourir aux surtitres.

Probante et réussie, en revanche, la scénographie qui dispose sur le fond du plateau une grande bibliothèque en arc de cercle complétant et fermant l’arrondi de la salle. Comme un amphithéâtre antique avec au premier plan une scène centrale et, derrière, des rayonnages étagés sur trois niveaux entre lesquels se glissent les chanteurs. Les danseurs en extraient les cartons au fur et à mesure comme autant de grands livres à consulter.

Plantes vertes

Au second acte, lorsque le navire qui porte Tristan et Isolde, vieux ennemis réconciliés par le philtre d’amour, touche la terre d’Irlande, les rayonnages s’agrémentent de plantes vertes du plus joli effet. Mais au troisième et dernier acte, lorsque tout s’accomplit et que, suite à la trahison de son ami Melot, Tristan agonise, les rayonnages se sont vidés. Et les cartons recueillis tout au long du spectacle sont rassemblés côté cour formant un tumulus sous lequel Tristan est enseveli tandis qu’Isolde se lance dans son liebestod (chant d’amour et de mort final).

Toujours en parfaite symbiose avec les chanteurs qu’il magnifie parfois au détriment de l’orchestre, le chef de l’Opéra national de Lorraine, Leo Hussain, donne la pleine mesure du drame musical qui s’accomplit sur un tempo un peu ralenti. Pour les interpètes, l’enjeu est d’autant plus de taille que la plupart d’entre eux abordent leur rôle pour la première fois. Le ténor australien Samuel Sakker, qui joue Tristan avec beaucoup d’engagement, fait preuve d’une belle diction en allemand, remarquable pour un anglo-saxon. Un cran en-dessous, la soprano Dorothea Röschmann, malgré une sortie de route au premier acte, tient la distance du rôle himalayen d’Isolde. Pour sa part, la mezzo Aude Extrémo campe une Brangäne (« l’amie de la femme triste ») très convaincante.

Dans cette distribution homogène et de bonne tenue, il faut aussi citer le sud-coréen Jongmin Park, impressionnante basse en roi Marke, et les deux barytons américains Scott Hendricks, prévenant « ami de l’homme triste » Kurwenal, et Peter Brathwaite , le trouble « homme ambitieux » Melot.

Photos Jean-Louis Fernandez

Tristan et Isolde, de Richard Wagner, à l’Opéra de Nancy jusqu’au 10 février, www.opera-national-lorraine.fr
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine. Direction musicale : Leo Hussain. Chef de chœur : Guillaume Fauchère. Assistant à la direction musicale : William Le Sage. Mise en scène : Tiago Rodrigues. Décors : Fernando Ribeiro. Costumes : José António Tenente. Lumières : Rui Monteiro. Dramaturgie : Simon Hatab. Assistanat à la mise en scène : Sophie Bricaire. Traduction du texte additionnel : Thomas Resendes.
Avec Samuel Sakker, Dorothea Röschmann, Aude Extrémo, Scott Hendricks, Jongmin Park, Peter Brathwaite, Owen Metsileng, Timonier Yong Kim
Danseurs, chorégraphes : Sofia Dias, Vítor Roriz
Tournée : Théâtre de Caen les 31 mars et 2 avril, Opéra de Lille les 9, 12, 17, 21 et 24 mars 2024.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

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