Trilogie Mats Ek à Garnier
Le Ballet de l’Opéra de Paris reprend trois pièces emblématiques du chorégraphe suédois inscrites à son répertoire.
En 2015 pour ses 70 ans, Mats Ek annonçait sa décision de ne plus créer de nouvelles œuvres. C’était sans compter sur la détermination du Ballet de l’opéra de Paris qui remettait le chorégraphe suédois à l’ouvrage, en 2019, pour de nouvelles pièces. Outre Carmen, créée en 1992, la troupe reprend aujourd’hui les deux ballets les plus récents, Another Place et Le Boléro de Ravel, entrés à son répertoire.
Autant d’œuvres à travers lesquelles le chorégraphe sonde le couple, interrogeant tout à la fois l’amour à l’épreuve du temps et de l’usure, le rapport avec l’autre et le genre (la répartition traditionnelle des rôles par sexe peut s’inverser). Avec un vocabulaire chorégraphique bien à lui, Mats Ek délivre la danse de sa tour d’ivoire, inventant une gestuelle toujours inattendue qui rend sensible l’incandescence des âmes. Et chaque fois une musique qui a inspiré cette forme de théâtre dansé, organisé autour d’un objet totémique auquel s’affrontent les corps.
En toute logique, la soirée s’ouvre sur la pièce la plus ancienne Carmen, relecture de la figure de l’irréductible bohémienne, créé à Stockholm par le Ballet de Birgit Cullberg (la mère de Mats Ek) avec Ana Laguna dans le rôle-titre. La suite musicale de Rodion Chtchedrine offre un saisissant raccourci en cinquante minutes et six personnages de l’Opéra en quatre actes de Bizet, interprétée par l’Orchestre de l’Opéra de Paris sous la direction toute en légèreté de Jonathan Darlington.
Autour d’un gros Ballon d’exercice posé sur scène s’organise le chassé-croisé amoureux entre Carmen, femme libre à la robe rutilante qui fume le cigare, et Don José plus soumis aux conventions. Un couple à l’équilibre précaire que l’irruption d’Escamillo, fringant torero, va mettre à mal.
Réservoir d’énergie
Plus énigmatique, la deuxième pièce, Another Place, a pour objet une petite table avec un couple lancé dans un pas de deux, interprété en alternance par les magnifiques étoiles Ludmila Pagliero ou Alice Renavand, pour la femme, et côté masculin, Mathieu Ganio ou Stéphane Bullion (qui, a 42 ans, célèbre le 4 juin ses adieux officiels à la scène). La Sonate pour piano en si mineur de Liszt, jouée seul dans la fosse surélevée par Staffan Scheja, est intégrée dans la chorégraphie, la petite table pouvant se transformer en clavier sur lequel les solistes s’exercent en passant.
Multiples sont les usages de cette table qui prend tour à tour la forme d’un animal, d’une maison, d’une créature humaine. Elle offre une cache ou un couvert, elle peut réunir autant que séparer. A l’épreuve de la vie quotidienne, le couple tient le choc de la trivialité et, avec une délicatesse touchante, traverse les hauts et le bas de la vie à deux.
En dernier lieu et sans transition, la troupe enchaîne avec le fameux Boléro de Ravel. Une grande formation d’une vingtaine d’interprètes évolue par groupes plus ou moins compacts, en cadence ou pas, autour d’une baignoire à l’ancienne en fer blanc qui trône au milieu du plateau dénudé, largement ouvert sur les coulisses. Inlassablement un vieil homme fait la navette avec un seau d’eau pour remplir le récipient.
Déroulée avec une virtuosité époustouflante, la chorégraphie, découpée sur les dix-huit séquences du morceau, suit le crescendo de la musique composée pour la danse en 1928 avec son mouvement de pendule. Les interprètes donnent à voir l’humanité au travail, en lutte, en échec ou en gloire. Au finale, le vieil homme étourdi tombe dans la baignoire, tel un réservoir de jouvence dans lequel toute la troupe puiserait son inaltérable énergie.
Opéra Garnier jusqu’au 5 juin, www.operadeparis.fr Direction musicale : Jonathan Darlington. Décors et costumes : Marie-Louise Ekman, Peder Freiij. Lumières : Jörgen Jansson, Erik Berglund.
Photo Ann Ray