Voyage d’automne de Bruno Mantovani au Capitole de Toulouse

Quintette d’intellos collabos

Création mondiale à Toulouse de « Voyage d’automne », opéra glaçant de Bruno Mantovani, qui évoque les heures sombres de la collaboration chez des écrivains français.

Quintette d'intellos collabos

« Un acte éminemment politique ». C’est ainsi que Bruno Mantovani qualifie son opéra : une prise de position ferme contre le regain actuel des idéologies intolérantes, totalement décomplexées. À cinquante ans pile, le compositeur parmi les plus talentueux de sa génération, ajoute un nouvel opus à son exploration inlassable des conditions de la création artistique dans un contexte politique autoritaire. Après L’Autre côté (en 2006 à l’Opéra du Rhin) et Akhmatova (à l’Opéra Bastille en 2011), Voyage d’automne, son troisième ouvrage scénique et dernier volet d’un triptyque sur le pouvoir, retrace un épisode réel de la Deuxième Guerre mondiale.

Mais contrairement à ses deux premiers opéras qui montraient comment créer était pour les artistes en question un acte vital de résistance, il met ici en scène des écrivains qui ont fait le choix de la collaboration avec l’occupant nazi. De cette thématique historique glaçante, le compositeur tire un opéra en trois actes d’une grande intensité, puissamment orchestré et mis en scène, entraînant avec lui une phalange d’artistes manifestement au diapason. Dans cette création, l’Orchestre national et les chœurs du Capitole de Toulouse tiennent la première place ; le musicien les connaît bien pour y avoir été en résidence dans les années 2010, les avoir souvent dirigés et écrit pour eux.

Propagande

Épisode historique avéré, Voyage d’automne est inspiré du livre éponyme de François Dufay*. C’est le récit de la visite, orchestrée en grande pompe par la propagande nazie, d’écrivains français dans l’Allemagne du Troisième Reich, à Weimar en octobre 1941. Dans ce haut-lieu de la culture germanique, où s’illustrèrent entre autres Goethe et Schiller, se tient un congrès des écrivains, qui se donne pour but d’exalter la renaissance de la « République des lettres européennes » promulguée par le régime nazi.

Transmuant ce récit historique en livret d’opéra, le librettiste, Dorian Astor, met en place un crescendo aux accents de tragi-comédie où l’on voit les protagonistes, flattés par l’invitation et piégés par leur vanité et leur veulerie, s’enfoncer dans la compromission, signant un pacte faustien avec le diable. Avec en préambule, l’adhésion volontaire et parfois zélée à l’idéologie du régime nazi, à commencer par l’antisémitisme forcené. Dans certains cas, leur aveuglement va jusqu’à éluder les mises en garde des officiers allemands plus lucides qu’eux sur l’avenir du Reich.

En réalité, sept collabos de la plume étaient du voyage, mais le librettiste n’a retenu que les cinq écrivains les plus connus et les plus talentueux, et c’est déjà beaucoup : Marcel Jouhandeau, Pierre Drieu La Rochelle, Jacques Chardonne, Robert Brasillach, Ramon Fernandez. Loin de former une troupe homogène, ceux-ci sont fortement individualisés dans leur projet esthétique singulier comme dans leurs rapports particuliers à l’occupant. À ce quintette franco-français s’ajoutent dans le livret, trois allemands : Gerhard Heller, directeur de la Propaganda-Staffel de Paris, Hans Baumann, soldat et poète, et Wolfgang Göbst, seul personnage imaginaire mais fortement inspiré de Joseph Goebbels, le ministre de la propagande du Reich.

Figure de la rédemption

En contrepoint, au-dessus de ce marigot masculin nauséabond apparaît, au terme de chaque acte, tel un spectre shakespearien, la figure de Gertrud Kolmar, poétesse juive allemande assassinée à Auschwitz, nommée La Songeuse. Elle est la seule voix de l’innocence et de la rédemption, l’unique trait de lumière dans cet opéra des plus noirs, qui laisse peu de place à l’émotion.

Sur le plan de l’écriture musicale, Bruno Mantovani a panaché les formes traditionnelles de l’opéra – airs, duos et ensembles – en visant le naturel dans la prosodie, et d’amples développements orchestraux aux allures de poème symphonique dont il a le secret. Lui qui se situe dans la lignée de Schönberg et considère l’orchestre comme son « instrument favori », confie au chef Pascal Rophé le soin de donner à ces développements orchestraux toute leur ampleur et leur énergie. Pour les interprètes, le compositeur a poussé loin le curseur de l’exigence en ponctuant l’opéra d’airs chantés a capella, dont la séquence en forme de flash-back par laquelle s’ouvre le spectacle.

Pour sa part, dans sa mise en scène, Marie Lambert-Le Bihan a évité reconstitution historique et couleur locale. Pas de croix gammée ici, juste des attitudes pleines de morgue, des uniformes gris, un brassard rouge au bras ainsi que des maquillages charbonneux autour des yeux qui font office de marqueurs visuels pour les nazis. Très graphique et épurée, la scénographie tient à un plan incliné carré qui descend de guingois des cintres pesant telle une chape de plomb sur le spectacle. En son centre est découpé un cercle que l’on retrouve sur le plateau en forme de cylindre. Lequel peut se faire aussi bien table de congrès que couchette du train dans lequel les écrivains font le voyage. Quelques symboles de la collaboration apparaissent de-ci de-là, tel l’immense drapeau bleu-blanc-brun jeté sur cette table au deuxième acte, allusion aux chemises brunes nazies.

Joutes malsaines

Fouillée dans le détail, la direction des acteurs/chanteurs et du chœur, ainsi que le travail de la lumière, confèrent au spectacle une atmosphère de mauvais rêve, de fantasmagorie inquiétante. Quant à la diction des interprètes, elle est très claire comme il se doit pour des écrivains qui ont le souci de la langue, ne rendant pas nécessaire le recours aux sur-titres.

Homogène, la distribution rassemble des chanteurs de bonne prestance qui se coulent dans la peau de leur personnage et les difficultés de la partition. Parmi eux se distinguent le baryton Pierre-Yves Pruvot qui campe un Jouhandeau homosexuel honteux, perdu dans des joutes verbales et sensuelles malsaines avec l’officier allemand Gerhard Heller. Remarquables également le baryton Vincent Le Texier qui joue un Chardonne très élégant et le ténor Yann Beuron qui incarne un Drieu La Rochelle dandy autocentré ruminant ses idées suicidaires.

Enfin, on n’est pas près d’oublier les apparitions de la soprano Gabrielle Philiponet qui, juchée sur d’invisibles échasses et flottant dans ses voiles immaculés, chante en allemand le lied de La Songeuse, bouleversante voix rescapée de la catastrophe.

Photo Mirco Magliocca

Publié aux éditions Plon, 8 €.

Bruno Mantovani : Voyage d’automne, au Théâtre du Capitole de Toulouse jusqu’au 28 novembre (https://opera.toulouse.fr).
Avec Pierre-Yves Pruvot (Marcel Jouhandeau), Stephan Genz (Gerhard Heller), Emiliano Gonzalez Toro (Ramon Fernandez), Vincent Le Texier (Jacques Chardonne), Yann Beuron (Pierre Drieu La Rochelle), Jean-Christophe Lanièce (Robert Brasillach), William Shelton (Wolfgang Göbst), Enguerrand De Hys (Hans Baumann), Gabrielle Philiponet (La Songeuse). Mise en scène : Marie Lambert-Le Bihan ; décors : Emanuele Sinisi ; costumes : Ilaria Ariemme ; lumières et vidéo : Yaron Abulafia. Chœur (chef du chœur : Gabriel Bourgoin) et Orchestre national du Capitole de Toulouse, dir. Pascal Rophé.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

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