Louise, de Gustave Charpentier, Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence, jusqu’au 13 juillet

Louise magnifiée, Louise abusée

Le Festival d’Aix revivifie l’opéra oublié de Charpentier, avec dans le rôle-titre la formidable Elsa Dreisig.

Louise magnifiée, Louise abusée

On doit l’avouer, on n’a jamais vu l’opéra de Charpentier. Aussi était-on curieux de découvrir une œuvre qui – cela, on le savait – avait connu un immense succès dans la première moitié du XXe siècle avant de disparaître de l’affiche dans les années cinquante. On s’attendait à trouver un spectacle naturaliste et pittoresque magnifiant le petit peuple de Paris et sa bohème d’artistes. Avec son héroïne, la jeune Louise en mascotte, telle une Mimi version montmartroise. Aussi quelle ne fut pas notre surprise, en pénétrant dans la salle en plein air de l’Archevêché, dans la lumière du jour déclinant et les derniers cris d’oiseaux, de se trouver face à une immense salle où des gens semblent attendre leur tour sur des bancs avec des employés qui passent d’un bureau à l’autre, et viennent chercher au compte-goutte tel ou tel quidam.

Parents toxiques

Où sommes-nous ? Dans la salle des pas perdus d’une grande gare, dans un bureau de l’Assurance maladie ? On ne le comprendra qu’à la toute fin du spectacle : on est dans la salle d’attente d’un hôpital, à Paris. Mais il faudra attendre de lire le programme de salle (distribué gratuitement à l’entrée) pour comprendre qu’il s’agit précisément de l’Hôpital de La Salpêtrière. Et particulièrement dans le service du Docteur Charcot qui menait ses études sur l’hystérie féminine, lesquelles ont fortement inspiré Freud.

Très graphique avec son alignement de hautes fenêtres et ses rangées de bancs, ce décor servira pour les quatre actes et cinq tableaux du « roman musical » de Gustave Charpentier (auteur également du livret). L’œuvre créée à l’Opéra-Comique le 2 février 1900 est programmée pour la première fois au Festival d’Aix. On y voit la cousette Louise tomber follement amoureuse du poète Julien, quitter le cocon familial dont elle est la progéniture unique, pour s’émanciper et vivre sa vie à Montmartre. Elle laisse ses parents outrés par cet abandon qui les prive de la « jouissance » sadique pour la mère, sexuelle pour le père de leur fille adorée.

Victime d’un chantage à la maladie du père, la cousette au grand cœur reviendra pourtant au logis familial retombant sous une emprise dont elle est incapable de se libérer. Mais contrairement au livret qui stipule que le père chasse finalement Louise, dans la production d’Aix elle se jette par la fenêtre. Suicide raté puisque ses parents la conduisent à l’hôpital pour y être – littéralement – reprise en main. En attendant son tour dans la salle d’attente, elle rêve à un amour fou avec son poète anarchisant entouré des personnages de la bohème montmartroise au temps de la Belle Époque.

Étreinte serrée

Le Festival d’Aix, décidément, se situe cet été sous le signe de la prédation sexuelle : après un Don Giovanni pédophile en ouverture du Festival, nous voici donc avec un père incestueux dans Louise. Mais autant les choix de mise en scène nous ont agacé dans le premier (surtout pour leur manipulation du livret et de la partition), autant ceux du second nous ont semblé sinon pertinents du moins cohérents, en tout cas non intrusifs. Sous la direction très précise du metteur en scène allemand Christof Loy, le spectacle déroule les scènes de groupe ou d’intimité avec fluidité, sans esbrouffe, même si quelques séquences de-ci de-là présentent des détails trop appuyés (au premier acte, au cours d’une étreinte un peu trop serrée, le père jouit sur les habits de sa fille). Mais le metteur en scène se garde de tout manichéisme et montre la complexité des protagonistes, notamment les parents toxiques, par certains côtés monstrueux, par d’autres attachants.

Cette fluidité, on la doit aussi au chef Giacomo Sagripanti qui non seulement respecte scrupuleusement la partition mais aussi la conçoit comme un continuum qui ne s’arrête jamais. À la direction du Chœur et et de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, et de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône, le chef conduit cette « symphonie avec voix » aux couleurs chatoyantes qui s’étire sur plus de trois heures (dont un entracte) avec tout le lyrisme voulu par les airs solistes, et avec verve pour les scènes de groupe. Les personnages principaux évoluent au cœur d’une foule de seconds rôles représentant les menus métiers de Paris, vendeurs des rues, artisans, couturières, ouvriers et artistes de la Butte toujours prêts à faire ribaude. Avec un point d’orgue : le couronnement de la Muse qui consacre le triomphe de Louise dans un Paris creuset de toutes les émancipations.

Hymne au désir féminin

En l’occurrence, Louise est aussi le triomphe d’Elsa Dreisig qui prend le rôle avec une aisance confondante. La soprano franco-danoise que l’on avait admirée dans Salomé de Richard Strauss à Aix en 2022, bondit sur scène, montrant une force et une vitalité qui contrastent avec sa frêle silhouette. Elle est de toutes les scènes de Louise, résistant aux assauts de son père mais y succombant malgré elle, aliénée par ce géniteur au pouvoir de fascination du serpent. La soprano exulte dans son grand air « Depuis le jour où je me suis donnée » de l’acte III, hymne au désir féminin dont elle module avec volupté chaque syllabe.

En Julien, le ténor britannique Adam Smith (qui joue aussi le Noctambule) serait parfait s’il n’avait tendance à forcer sa voix un peu nasale et à tirer la couverture à lui, notamment dans le grand duo d’amour avec Louise. Parfait, lui, la basse française Nicolas Courjal dans le rôle du Père (et aussi du Chiffonnier), ouvrier pétri de contradictions, aspirant au bonheur familial mais débordé par ses pulsions incestueuses. Dans le rôle de la mère Sophie Koch (qui joue aussi la Première d’atelier) montre son autorité coutumière, génitrice redoutable, corsetée dans un tailleur impeccable et ses principes ; elle torture Louise avec ses exigences de petite bourgeoise frustrée, fermant les yeux sur les dangereux écarts de son mari.

Parmi la foule des seconds rôles, il faut citer la soprano Annick Massis qui prend au pied levé celui de la gouailleuse Balayeuse, la mezzo Céleste Pinel en Gavroche bondissant, Grégoire Mour en Pape des fous et en Marchand d’habits et maître de cérémonie de la bacchanale. Et toute la palette des chanteuses qui incarnent les collègues couturières de Louise à la langue bien pendue.

Photo : Monika Rittershaus

Gustave Charpentier : Louise. Avec Elsa Dreisig, Adam Smith, Sophie Koch, Nicolas Courjal, Annick Massis, Grégoire Mour, Marianne Croux, Carol Garcia, Karolina Bengtsson, Marie-Thérèse Keller, Julie Pasturaud, Marion Vergez-Pascal, Marion Lebègue, Jennifer Courcier, Céleste Pinel, Frédéric Caton, Filipp Varik, Alexander de Jong. Mise en scène : Christof Loy ; scénographie : Étienne Pluss ; costumes : Robby Duiveman ; lumières : Valerio Tiberi ; dramaturgie : Louis Geisler. Maîtrise des Bouches-du-Rhône, Chœur et Orchestre de l’Opéra de Lyon, dir. Giacomo Sagripanti. Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence, 5 juillet 2025. Représentations suivantes : les 9, 11, 13 juillet (https://festival-aix.com/fr).

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

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