Britten au plus haut

A l’Opéra Garnier, « Peter Grimes » de Benjamin Britten, allie excellence musicale et puissance dramatique.

Britten au plus haut

Teatro real de Madrid (où la production a été créée en avril 2021), Royal Opera House de Londres, Teatro dell’opera de Rome, Opéra de Paris (où elle est programmée en ce moment pour une dizaine de représentations à Garnier)... Pas moins de quatre institutions se sont accordées pour ce Peter Grimes, le premier opéra de Benjamin Britten, créé en 1945, qui inaugure une longue carrière de musicien dramatique. La réussite de cette production est éclatante, le spectacle, très bien rôdé et extrêmement abouti, offre un démenti aux responsables de salles d’opéras farouchement attachés à leur autonomie, pour lesquels les spectacles lyriques ne peuvent pas s’exporter, ni les décors transiter d’une scène à une autre.

Non que cette production soit passe-partout ni que les interprètes, presque tous britanniques, manquent de personnalité. Au contraire, la mise en scène de Deborah Warner ancre le spectacle dans un contexte bien précis, celui d’un port de pêche du Suffolk à l’agonie, dans le contexte actuel du Brexit, avec des rancœurs tenaces et, rançon de la paupérisation, un bouc émissaire facilement trouvé. Loin d’être dommageables pour la compréhension comme c’est souvent le cas, cette transposition et d’autres inflexions du livret imprimées par la metteuse en scène, instaurent un climat d’une très forte intensité qui sert l’intrigue.

Chasse à l’homme

Et les interprètes ne sont rien moins que des automates passant allégrement d’une salle à une autre. À commencer par le ténor Allan Clayton qui incarne magnifiquement le « héros », Peter Grimes, pêcheur solitaire et bourru qui aime passionnément son travail. Vivant en paria, il est séparé physiquement (sa maison, à l’écart du village) et symboliquement (poursuivi par des rumeurs) de la communauté villageoise. Il est accusé sans preuve d’avoir été à l’origine de la mort de son jeune apprenti. Accusation qui sera suivie d’une autre à la fin de cet opéra en trois actes où la tension dramatique va crescendo et la chasse à l’homme aboutit au suicide final du réprouvé.

Très fouillée, la direction d’acteurs sert efficacement la narration théâtrale, avec des interprètes d’une grande présence scénique. Pour sa part, le chœur, quoique composé d’individualités très diverses, forme un personnage à part entière présent tout au long du spectacle, donnant corps à la foule qui instruit le procès et s’échauffe progressivement contre Peter Grimes jusqu’à devenir une horde déchainée qui procède au lynchage de son effigie.

Volontairement en contraste avec la suite du spectacle, le prologue, en lieu et place de la salle de tribunal prévue dans le livret, situe le drame dans la psyché du héros couché, en proie à un rêve paranoïaque, surplombé d’une barque flottant dans les airs. Pour le reste des trois actes, chacun divisé en deux scènes, l’action se situe dans un décor très réaliste. Un plan inclinable et modulable s’adapte facilement à toutes les situations : le rivage, la rue du village, le pub... Immuable, en revanche, à l’arrière-plan, une immense vue de la mer irisée, très belle image éclairée différemment selon les circonstances.

La scène jonchée de détritus (caisses à poisson, palettes de bois) indique bien l’âpreté des conditions de vie dans ce port de pêche en déshérence. La seule échappée hors de cet univers qui, pour se situer la plupart du temps au grand air n’en est pas moins étouffant, est fournie par l’irruption d’un étrange personnage, descendu périodiquement des cintres, présence énigmatique et fugace en qui l’on voit le fantôme de l’enfant mort venu hanter l’inconscient de Grimes.

Admirables interludes musicaux

Nouveau venu sur la scène parisienne, le jeune chef Alexander Soddy dirige avec précision et sensibilité l’Orchestre de l’Opéra de Paris, très réactif. Les six admirables interludes musicaux qui assurent la transition d’un tableau à un autre, sont particulièrement exaltés, évoquant la mer et les jeux de la nature avec des solos époustouflants de violon et d’alto. Pour autant, l’accompagnement des chanteurs n’est pas négligé, ni celui du chœur, l’ensemble formant un tout très cohérent, donnant à entendre la richesse et le brio de la composition de Britten.

Devenu un spécialiste du rôle pour l’avoir interprété dans d’autres productions, le ténor Allan Clayton maîtrise parfaitement la prosodie de Peter Grimes, émouvant dans son incarnation de l’être torturé par les autres et par soi-même. Il trouve son répondant en la personne de la soprano suédoise Maria Bengtsson qui donne à son interprétation de l’instructrice Ellen Orford les accents de la compassion, sans effusion excessive ni dans la voix, ni dans le jeu. Le couple est entouré d’une kyrielle de rôles plus ou moins importants : le baryton Simon Keenlyside en capitaine retraité Balstrode, qui incarne la voix de la raison, le très dynamique Jacques Imbrailo en Ned Kenne, le « pharmacien » douteux, la pétulante mezzo Catherine Wyn-Rogers en tenancière du pub, la mezzo Rosie Aldridge en Mrs Sedley, la veuve accusatrice... Et tant d’autres qui prennent leur part dans la marche inexorable de la tragédie lyrique.

Photo Vincent Pontet

Peter Grimes à l’Opéra Garnier, jusqu’au 27 février, www.operadeparis.fr
Direction musicale : Alexander Soddy. Mise en scène : Deborah Warner. Décors : Michael Levine. Costumes : Luis Carvalho. Lumières : Peter Mumford. Vidéo : Justin Nardella. Collaborateur aux mouvements : Kim Brandstrup. Cheffe des Chœurs : Ching-Lien Wu.
Avec Allan Clayton, Maria Bengtsson, Simon Keenlyside, Catherine Wyn-Rogers, Anna-Sophie Neher, Ilanah Lobel-Torres, John Graham-Hall, Clive Bayley, Rosie Aldridge, James Gilchrist, Jacques Imbrailo, Stephen Richardson. Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

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