Iphigénie en Tauride de Desmarest et Campra au Théâtre des Champs-Élysées
Une Iphigénie à quatre mains
Hervé Niquet ressuscite une tragédie lyrique composée soixante-dix ans avant la première Iphigénie de Gluck.
- Publié par
- 10 janvier
- Critiques
- Opéra & Classique
- 0
-
EH OUI, SI GLUCK A SIGNÉ parmi ses chefs d’œuvre deux Iphigénie (Iphigénie en Aulide, créée en 1774, Iphigénie en Tauride, créée en 1779), une autre Iphigénie a vu le jour au tout début du XVIIIe siècle… mais composée par deux musiciens. C’est Henry Desmarest qui commence la partition, en 1695, sur un livret de Joseph-François Duché de Vancy. Mais le voici, quatre ans plus tard, qui enlève et épouse une jeune fille sans le consentement de son père : condamné à la pendaison par contumace, le musicien ne rentrera en France qu’à l’époque de la Régence. Avant de quitter la France, il a eu heureusement la présence d’esprit de confier sa partition à l’un de ses amis, qui lui-même l’a remise à André Campra. L’Académie royale de musique, impatiente de renouer avec le succès, presse alors ce dernier d’achever la partition, c’est-à-dire, essentiellement, de terminer le quatrième et le cinquième acte, et de composer entièrement l’ouverture et le prologue. Ce sera chose faite, avec la complicité d’un nouveau librettiste, Antoine Danchet.
Telle quelle, cette Iphigénie en Tauride, qui fut créée le 6 mai 1704, nous arrive comme une partition aboutie. Desmarest avait respecté les canons du genre fixés par Lully, et Campra n’a pas éprouvé de grandes difficultés, à son tour, pour se glisser dans le moule. L’auditeur ne distingue pas ce qui revient à l’un et à l’autre compositeur, et se laisse porter par une tragédie lyrique au long cours, moins solennelle que nombre de partitions de Lully, plus vive et moins sombre que la Médée de Marc-Antoine Charpentier récemment dirigée et enregistrée par Hervé Niquet.
Et même des castagnettes
Ce dernier, avec l’Iphigénie de Desmarest et Campra, signe le troisième volet d’une tétralogie baroque commencée avec Ariane et Bacchus de Marin Marais et poursuivie avec Médée, en attendant Persée de Lully en 2025. Il propose d’aller plus loin que tout ce qui a été tenté depuis un demi-siècle par les interprètes qui ont redécouvert le répertoire qu’on appelle baroque. Le continuo (un clavecin, deux théorbes, deux basses d’archet, deux violes de gambe et deux violons), qui ne joue pas dans les tutti d’orchestre, est installé devant lui en U renversé, entouré par le grand orchestre où l’on remarque, côté jardin, près du bord de la scène, quatre hautbois et quatre bassons, et que renforcent parfois les traversos et un percussionniste utilisant différents instruments (tambour, castagnettes, etc.).
Le Concert Spirituel, orchestre et chœur, joue ici avec l’énergie qu’on lui connaît, sous la direction d’un chef qui sait où il va, même s’il faut attendre le troisième acte pour que l’ouvrage prenne vraiment une tournure dramatique. On peut par ailleurs trouver peu théâtrale la manière dont Iphigénie, au quatrième puis au cinquième acte, tarde à reconnaître son frère Oreste dans le personnage qui se trouve devant elle.
Hallucination
Iphigénie, c’est ici Véronique Gens, familière des aventures musicales d’Hervé Niquet, et dont les qualités de tragédienne ne sont plus à dire ; on aime la manière dont elle aborde l’hallucination d’Iphigénie, au premier acte, voyant la mort de sa mère et de son père, et ses longs duos avec Oreste. Plus étonnante est la présence d’une Électre, sœur d’Iphigénie, qui n’intervient pas chez Gluck, et dont le personnage est aussi présent que le rôle-titre. Olivia Doray l’interprète avec une grande délicatesse, cependant que Floriane Hasler, avec une manière très personnelle de faire rouler les « r », est une Diane d’une belle autorité. Le duo Pylade-Oreste, que Desmarest et Campra confient à un ténor et un baryton, comme le fera Gluck, est digne de tous les éloges : Thomas Dolié a le mordant qui lui est familier, Reinoud Van Mechelen nous emmène toujours aussi loin avec son timbre aérien, sa diction fluide, sa finesse de musicien. Restent David Witczak, qu’on aimerait nettement plus noir et plus riche d’énergie dans le rôle du roi Thoas, et les petits rôles, correctement distribués.
Il y a ici plus d’intentions instrumentales et de variété, on l’a dit, que dans l’âpre et hautaine Médée de Charpentier, qualités qui ne sont pas dues au fait que deux compositeurs ont concouru à la composition de l’ouvrage. Mais cette Iphigénie fait vivre un genre qui attend qu’on le renouvelle et qu’on en dynamite le bel ordonnancement : c’est à Rameau, à partir d’Hippolyte et Aricie, trente ans plus tard, que reviendra cette mission exaltante.
Illustration : Hervé Niquet et Véronique Gens (photo Cyprien Tollet/Théâtre des Champs-Élysées)
Desmarest & Campra : Iphigénie en Tauride. Avec Véronique Gens (Iphigénie), Reinoud Van Mechelen (Pylade), Thomas Dolié (Oreste), Olivia Doray (Électre), Floriane Hasler (Diane), David Witczak (Thoas), Tomislav Lavoie (L’Ordonnateur, l’Océan), Antonin Rondepierre (Un habitant de Délos, Triton, Le Grand Sacrificateur), Jehanne Amzal (Isménide, première habitante de Délos, première Nymphe, première Prêtresse), Marine Lafdal-Franc (deuxième habitante de Délos, deuxième Nymphe, deuxième Prêtresse) ; Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet. Théâtre des Champs-Élysées, 9 janvier 2024.