Songs and Fragments au Festival d’Aix-en-Provence
Un diptyque de choc
Interprètes d’exception pour deux chefs-d’œuvre du théâtre musical.
- Publié par
- 16 juillet
- Critiques
- Opéra & Classique
- 0
-
BIEN CONNU POUR SON INVENTIVITÉ, l’éclat de ses visions et l’originalité de ses interprétations, le metteur en scène Barrie Kosky présentait au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, du 6 au 12 juillet, un diptyque d’exception, constitué des Eight Songs for a Mad King (Huit chants pour un roi fou) du compositeur britannique Peter Maxwell Davies et des Kafka-Fragmente du Hongrois György Kurtág, créés respectivement au Queen Elisabeth Hall de Londres en 1969 et aux Wittener Tage für neue Kammermusik (Witten, Allemagne) en 1987. Quoique distantes de près de vingt ans, les deux œuvres qui relèvent d’un genre unique : le théâtre musical, présentent de subtils points communs, même si les personnalités de leurs auteurs sont très différentes.
Une subversion des modèles lyriques
La pièce de Peter-Maxwell Davies connut un « succès de scandale », comme le précise Timothée Picard, dramaturge du Festival d’Aix, dans un excellent texte de présentation. Elle s’inscrit dans une période (les années 60 et plus précisément l’après 68) où l’inventivité, la subversion des modèles lyriques ordinaires, la provocation, la violence de la musique et la crudité du texte s’ancraient plus ou moins clairement dans une critique de la société et de ses normes imposées. De ce point de vue, le choix par Peter Maxwell Davies et son librettiste Randolph Stow du personnage du roi George III (1738-1820), qui sombra dans la folie et dont les propos délirants furent en partie conservés, se présente comme une réhabilitation de la folie comme lieu d’une idéale créativité, susceptible d’inspirer une œuvre lyrique contemporaine.
Au nombre de quarante, les Kafka-Fragmente pour soprano et violon déploient quant à eux toutes les questions esthétiques liées à l’aphorisme, un autre point-clé de l’anti-lyrisme qui marqua pendant quelques décennies l’esthétique du théâtre musical. Ancré dans l’héritage d’un Anton Webern, l’art de György Kurtág se révèle ici dans toute sa force et sa densité. La durée de chacune de ces miniatures va de quelques secondes à quelques minutes. La puissance expressive tient au non-développement, à l’art de laisser un propos textuel et musical en suspens pour en faire au mieux résonner tous les enjeux, dans le silence qui le suit.
La musicalité d’un fou
Magistralement interprété par le baryton allemand Johannes Martin Kränzle, soutenu par un Ensemble intercontemporain irradié par la direction de Pierre Bleuse, le personnage du roi George III, dévoré peu à peu par la démence et qui avait décidé d’enseigner le chant aux oiseaux, se voit doté par le compositeur d’une partition vocale aux limites des possibilités d’un acteur-chanteur. Peter Maxwell Davies avait imaginé quelque chose comme un catalogue des représentations musicales de la folie : cris, gémissements, alternance de phrases poignantes et d’insultes, de chuchotement et de profération, de fragilité et d’emphase, d’éclats d’intelligence et d’infantiles répétitions... Pendant une demi-heure de musique hallucinée, Johannes Kränzle, presque nu, maquillé, pourvu d’ongles jaune vif d’une longueur démesurée occupe le plateau en relevant, sous la direction scénique très inspirée de Barrie Kosky, un défi redoutable : faire d’une partition qui frôle parfois le grand débordement d’imprécations un moment de grâce paradoxale. La façon dont il va jusqu’au bout de son métier d’acteur-chanteur pour se dévoiler dans la plus grande vulnérabilité, à la fois vocale et corporelle, est d’un très grand artiste.
Plénitude et nudité
Les Kafka-Fragmente de György Kurtág se présentent dans toute l’austérité d’une formation instrumentale réduite à un violon solo, en étroite relation avec le solo vocal. La soprano Anna Prohaska et la violoniste Patricia Kopatchinskaja forment un duo fascinant, dans lequel le dialogue très serré entre voix et violon conçu par le compositeur se voit interprété par Kosky comme une véritable gémellité, un jeu de miroir, une variation de près d’une heure sur la fusion entre les deux interprètes et leur différenciation. Passionnantes sont, dans cette œuvre de Kurtág, la succession de miniatures, les questions esthétiques que cette forme pose, la façon dont le compositeur y répond. Et bien sûr le réseau de significations qui se crée entre la force des courts textes de Kafka que le musicien a choisis de mettre en musique, et le discours énigmatique que déroule le violon. De même que celle de Webern, la musique de Kurtág révèle ici dans toute sa splendeur l’une de ses qualités premières : la capacité à conjuguer plénitude et nudité. L’art de la pièce brève est ici décliné comme une sorte d’ascèse, la succession des fragments de textes de Kafka et la variété des modes d’expression du violon suggérant au spectateur/auditeur la présence dans l’ombre d’un artiste qui ne serait ni Kafka ni Kurtág, mais l’essence même de leur rencontre. Captivant !
Illustration : Kafka-Fragmente (photo Monica Rittershaus)
Songs and Fragments : Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies ; Kafka-Fragmente de György Kurtág. Barrie Kosky, mise en scène ; Urs Schönebaum, espace et lumière.
Avec Johannes Martin Kränzle, Anna Prohaska, Ensemble Intercontemporain, Patricia Kopatchinskaja. Festival d’Aix-en-Provence, Théâtre du Jeu de Paume, 7 juillet 2024.