Prolo not dède

Masiéro énergie

Prolo not dède

En presque un siècle, le théâtre aura vécu trois tendances essentielles : la distanciation, la mise en abyme, la fiction réelle. Cette dernière est en train de s’installer depuis un bon moment car les spectacles qui entremêlent fiction jouée et réalité vécue ne cessent de se multiplier.

Sur la scène

Les soirées « carte blanche » de Corine Masiéro, même si elles ne sont pas une réalisation purement théâtrale mais une succession d’interventions, en font manifestement partie. Elles permettent d’aborder le fonctionnement de cette tendance.

Le spectacle se veut militant. Cela commence d’ailleurs par une intervention réelle d’un syndicaliste du milieu artistique. Ce n’est pas une représentation. C’est une prise de position engagée sans utiliser les codes scéniques et qui n’apparaît donc que comme une communication informative, voire incitative. Un autre témoignage vient ultérieurement sur le plateau. C’est l’exposé touchant d’un étudiant qui lit son désir de pratiquer le théâtre comme une possibilité de s’exprimer, de se retrouver à l’avenir sur les planches et de pouvoir dès lors partager en comédien professionnel avec un public par le biais de l’art dramatique.

Plus tard, lorsque Masiéro et ses deux complices Audrey et Stéphanie Chamot emprunteront les codes de la manifestation, il se produit une sorte de fusion parce que ces codes ressemblent à ceux du théâtre par l’occupation de l’espace, par la gesticulation revendicatrice, par les slogans en forme de cris. La démarche, bien qu’elle soutienne la lutte légitime des femmes contre les violences dont elles sont les objets, perd alors une part de crédibilité puisqu’elle est perçue comme jeu spectaculaire ambigu hors du contexte réel.

Le seul-en-scène du comédien metteur en scène Guy Alloucherie est autobiographique, posture souvent empruntée par nombre d’humoristes qui ont sans doute de la sorte pas mal habitué le public à cette hybridité du vécu-joué. Plusieurs de ses créations ont été basées sur des témoignages et il s’est toujours engagé dans la défense de la culture ouvrière. Il s’est par moments de son seul-en-scène un peu trop fixé sur le stéréotype figé d’opposition entre un théâtre « élitiste » antagoniste d’un théâtre « populaire » au point d’y régler quelques comptes personnels.

L’intérêt essentiel de sa parole a surtout été mettre en exergue ce phénomène quasi irréversible qui fait que les artistes ou les intellectuels issus de la classe ouvrière, tout en réalisant le rêve d’une montée vers un statut social plus élevé, deviennent des transfuges coupés de leur milieu naturel à cause du vocabulaire acquis, des habitudes quotidiennes devenues deuxième nature, les fréquentations et parfois l’aisance matérielle quand les rémunérations prennent des envols mirobolants. Inévitable dilemme insoluble de beaucoup d’artistes.

À l’écran

Le film « T’as pas une gueule de foie gras » de Nadia Bouferkas et Sidonie Hadoux, projeté dans la petite salle du Théâtre du Nord en guise de prologue, s’est avéré un montage efficace très construit sur la vie de quelques « quinquagénaires cabossées », saisies dans le quotidien. Situé dans une épicerie solidaire de Roubaix, il atteste d’une réalité qui ne fait pas la une des médias mais révèle la véritable vie de citoyennes ordinaires.

Il montre dans sa réalité crue des tranches de vécu. Son parti pris esthétique rigoureux consiste à rythmer le déroulement du montage au moyen de la présence récurrente de portes dont les rectangles colorés viennent visuellement suggérer combien le journalier est balisé par ce symbole : la porte est la présence à la fois d’un enfermement au sein un système socio-économique et à la fois suppose la possibilité de s’ouvrir pour voir et vivre autre chose en dehors. Cette symbolique ambivalente de l’alternance entre la fermeture du huis clos et le passage vers ailleurs, entre les soucis ordinaires et la liberté des moments d’échanges solidaires à travers une parole spontanée, traduit aussi bien les difficultés et les déceptions d’existence que les joies ressenties et les espoirs entrevus, entre la brutalité du réel et la part de rêve qui soutient sans trop d’illusions.

Les réflexions spontanées des intervenantes disent aussi une force vitale qui permet de ne pas s’égarer dans la rancœur, dans la mesquinerie, sans fatalisme mais avec une lucidité qui débouche sur la solidarité. Le monde du travail, l’univers familial et familier, le poids du temps qui passe amenant peu à peu les corps à accumuler leur vieillissement expriment une réalité palpable, dépouillée de toutes les théories sociologiques ou philosophiques, de tous les discours politiques qui ne résolvent finalement que bien peu.

Cette carte blanche provocatrice nourrie par un besoin de donner parole à ceux qu’on n’entend jamais ou si peu restera en tout cas en mémoire par l’énergie déployée, la volonté de suggérer des pistes de réflexion sur les élans et les contradictions de toute lutte en quête d’équité et de solidarité, notions moins floues que celles d’égalité et fraternité.

27 Février > 01 mars 2023/ Théâtre du Nord Lille
Avec Guy Allougerie, Les Vaginites : Audrey Chamot, Stéphanie Chamot, Corinne Masiero
Production : Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
Photo © Arnaud Bertereau

Voir : « T’as pas une gueule à foie gras », Nadia Bouferkas, Sidonie Hadoux, film 52’, 2020 (Coproduction : DRAC Hauts de France, Pictanovo, le Fresnoy - Studio national d’arts contemporains, Ville de Roubaix, Région Hauts-de-France, CGET, Fondation Abbé Pierre)
Compléter : https://webtheatre.fr/Le-parrain-IV-Oper-Art-Brut

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre » (2006-2021)....

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