Le Lac des cygnes de Tchaïkovski selon Rudolf Noureev à l’Opéra de Vienne
Noureev nous fait signe
L’Opéra de Vienne reprend la très classique et célèbre chorégraphie du Lac des cygnes signée Rudolf Noureev.
LES MŒURS DES AMATEURS DE BALLET sont un peu différentes de celles des lyricophiles, a fortiori des passionnés de musique instrumentale ou de chant grégorien. À l’occasion d’un spectacle chorégraphique, à Vienne comme à Paris ou ailleurs, tout est prétexte à applaudissements, surtout s’il s’agit d’un ballet qui fait se succéder les pas, les variations et les ensembles les plus brillants. C’est le cas du Lac des cygnes, repris au Staatsoper de Vienne dans la chorégraphie indémodable de Rudolf Noureev, version elle-même très inspirée de celle que signa Marius Petipa en 1895 au Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg. En réalité, Rudolf Noureev avait choisi dès 1964 Le Lac des cygnes comme objet de sa première chorégraphie, et ce à destination de l’Opéra de Vienne. Il était lui-même le Prince, en compagnie de Margot Fonteyn, qui incarnait le double personnage d’Odette et Odile. Et c’est à l’Opéra de Paris, vingt ans plus tard, qu’il mit au point sa version définitive du ballet de Tchaïkovski, telle qu’on a pu la revoir à de nombreuses reprises, telle qu’elle revient aujourd’hui à l’Opéra de Vienne.
Si les opéras à numéros sont eux aussi prétextes à bravos intempestifs (qui permettent, il est vrai, aux interprètes de reprendre souffle), il arrive que les récitatifs poussent à la continuité. Au ballet, point de récitatifs ; les numéros s’arrêtent net, et les danseurs aussi, qui viennent solliciter les bravos du public, mais toujours avec grâce : un danseur continue de danser quand il vient saluer. Il arrive même qu’une figure particulièrement réussie par une ballerine, au sein d’un numéro, suscite l’enthousiasme d’une partie du public, lequel déclenche se lance alors dans une tempête de bravos, au mépris de la musique elle-même (c’est sans doute ce qui arrivait autrefois lorsqu’un ténor ou une soprano lançait une note périlleuse avec un brio décoiffant). Dieu sait pourtant si la musique de Tchaïkovski est belle et soignée, à deux ou trois facilités près, et mérite toute notre attention. On est loin des partitions d’un Ludwig Minkus, qui n’existent guère en elles-mêmes et ne sont que de très modestes supports à la danse. Plus tard, avec Stravinsky (mais aussi le Debussy de Jeux ou le Ravel de Daphnis et Chloé), l’autonomie de la partition musicale, conçue d’un seul tenant, sera encore plus grande. Prokofiev, lui, restera fidèle au découpage traditionnel, obligeant de concevoir des suites à destination des concerts symphoniques.
Écouter (aussi) la musique
À l’Opéra de Vienne, la direction de Paul Connelly ne brille pas par sa subtilité (c’est pourtant l’Orchestre philharmonique de Vienne, comme il est de règle, qui se trouve dans la fosse). Le chef s’acquitte de sa tâche avec conscience, mais il ferait bien de surveiller ses trombones et ses percussions qui ont tendance, dans les moments d’intensité, à prendre le pas sur les autres instruments. Les atouts de la fosse, peu profonde mais d’assez vastes dimensions, méritent d’être maîtrisés.
Sur scène, on goûte la grâce d’Ioanna Avraam (Odile et Odette) et celle d’Arne Vandervelde (le prince Siegfried), à l’impeccable technique, qui nous emmènent là où tout n’est plus que légèreté. On n’oubliera pas non plus Calogero Faila (le magicien Rothbart), pourvu d’un maquillage alla Noureev. Habit rouge et noir, franges menaçantes, ce personnage est dessiné de manière on ne peut plus conventionnelle, mais il suffit de le faire intervenir en situation et d’exiger de lui les gestes ad hoc, en phase avec la chorégraphie et la musique, pour que l’illusion ait lieu. Voilà ce qui manque à un diable aussi peu inédit mais abandonné à ses démons les plus scolaires tel que celui qu’on a pu voir récemment dans le Faust de Gounod à l’Opéra Bastille. La crédibilité gît parfois dans les détails, qui en réalité n’en sont pas.
Deux admirables quatuors
Outre les solistes, on applaudit le corps du ballet de l’Opéra de Vienne dans son ensemble, remarquable d’aisance et de cohésion, avec ses battements d’ailes et de pieds on ne peut plus évocateurs, et notamment les deux quatuors formés par les grands cygnes (Alexandra Inculet, Gala Jovanovic, Sinthia Liz, Iulia Tcaciuc) et les petits cygnes (Sonia Dvořák, Alice Firenze, Eszter Ledán, Céline Janou Weder). À cet égard, les actes II et IV sont ici les plus captivants : sans décor (alors que le I nous présente un lac et un château gothique), sans figurants (alors qu’un maître de cérémonie, au III, fait commencer chaque numéro d’un coup de hallebarde), la danse est donnée pour elle-même, presque abstraite, libérée de toute anecdote. Un monde d’autant plus grisant qu’il est blanc, d’autant plus inquiétant qu’il voltige dans les airs.
Si au ballet l’orchestre ne constitue (hélas) souvent qu’un accompagnement, pourrait-on imaginer, en cas de grève par exemple, un spectacle chorégraphique en version de concert ? Ce serait comme une représentation lyrique sans mise en scène, ni décors, ni costumes, ni chanteurs. Une expérience du temps privée de son double indispensable : l’inscription des corps et des gestes dans l’espace. Inconcevable !
Illustration : photo Ashley Taylor
Tchaïkovski : Le Lac des cygnes. Avec Ioanna Avraam (Odette/Odile), Arne Vandervelde (le prince Siegfried), Calogero Failla (le magicien Rotbart) ; ballet de l’Opéra de Vienne (Wiener Staatsoper). Chorégraphie : Rudolf Noureev ; décors et costumes : Luisa Spinatelli ; lumières : Marion Hewlett ; direction musicale : Paul Connelly. Wiener Staatsoper, 8 octobre 2024. Représentations suivantes : 10, 14 et 24 octobre.