Norma, népotiste et traîtresse

Àlex Ollé rend hommage à l’imagerie catholique d’apparat, et se tire ainsi une balle dans le pied.

Norma, népotiste et traîtresse

NORMA, L’OPÉRA DE BELLINI, traite d’un problème simple et éternel : l’amour trahi. Pour corser l’intrigue, le librettiste Felice Romani situe l’action avec en arrière-plan dramatique l’occupation romaine de la Gaule, habitée par un peuple fortement uni par le lien religieux (dans l’opéra) face à l’ennemi. L’œuvre date de 1831. L’Italie catholique commençait alors à penser à son unification. Bien que l’action de l’opéra se situe très loin de la scène de la Scala dans le temps et dans l’espace, le public comprenait bien les allusions politico-religieuses contenues dans la pièce : les désaccords entre ceux qui étaient favorables à l’unité italienne et ceux qui lui étaient opposés affaiblissaient le pays, et l’Empire austro-hongrois n’était pas loin…

Le Gran Teatre del Liceu de Barcelone présente en ce moment l’opéra dans la mise en scène d’Àlex Ollé déjà vue au Covent Garden de Londres en 2016.

Une mise en scène infidèle à Felice Romani

Àlex Ollé, en se passant de la simplicité du livret, a centré l’histoire sur l’intransigeance de l’Église – catholique, bien entendu –, qui traite avec dureté la double trahison de Norma : sa virginité éternelle et sa haine inaliénable de l’ennemi. Pour Àlex Ollé, le personnage néfaste du conte n’est pas Norma – mère de deux enfants, compagne de l’occupant et népotiste par-dessus le marché (Oroveso son père, est le chef de la tribu) –, mais la rigueur excessive dont font preuve l’Église et de l’État en la punissant. Dans ses déclarations à la presse, le metteur en scène justifie ses choix : il rachète Norma car elle est tombée amoureuse et nous fait part de sa propre peur de voir revenir le catholico-franquisme en Espagne. Lieu commun bien utile lorsqu’on n’a rien à dire. Chacun jugera.

Du point de vue dramatique, le vertige qui frappe les personnages, illustré par un spectaculaire tourbillon de crucifix (1 200 selon certaines sources !), est totalement absent des intentions des auteurs. Le militaire, la vestale et la jeune fille traversent une situation personnelle très difficile et, bien qu’ils expriment de la haine par moments, ils ne sombrent jamais dans l’hystérie mystique suggérée par le décor. Bien au contraire : Bellini, par exemple, résout la sordide découverte de la situation créée par Pollione (moment d’une grande tension dramatique) en écrivant le trio de la fin du premier acte, on ne peut plus harmonieux.

Une dernière question se pose : si les gentils Gaulois d’hier sont devenus les intransigeants catholiques d’aujourd’hui, qui sont aujourd’hui les intransigeants Romains d’hier ? Àlex Ollé s’est bien gardé de donner une réponse à cette question fondamentale pour la compréhension du conte : il a habillé Pollione d’un costume tout à fait neutre, d’homme occidental de la rue, de monsieur tout-le-monde.

Une œuvre intimiste devenue un spectacle à la Star Wars

Alfons Flores le scénographe, laissant de côté les exigences militaires (l’armée gauloise est la seule au monde où les gradés se serrent la main avant de faire le salut règlementaire), a illustré le conte avec un joyeux mélange d’objets de la paramentique ecclésiale : crucifix, crosse épiscopale, encapuchados sortis de la Semaine Sainte de Séville (le ku klux klan ?), pallium, croix latine, croix orthodoxe, sans oublier le botafumeiro (sorte d’encensoir dont je laisse au lecteur intéressé le soin de chercher la description et l’usage) et le reste. Lluc Castells a habillé les chanteurs avec des soutanes, surplis, amicts, chasubles, aubes, étoles, chapes romaines… le tout dans un capharnaüm visuel époustouflant. Nous laissons de côté le cérémonial inventé pour l’occasion, certes spectaculaire mais qui, soit pour bien marquer l’horreur que lui inspire l’Église, soit par pure ignorance, ne tient nullement compte des exigences liturgiques les plus élémentaires.

L’orchestre du Liceu connait par cœur la partition (bel canto, romantisme et vérisme sont les trois mamelles du théâtre de las Ramblas depuis toujours), et donc Domingo Hindoyan n’a pas eu de mal à accompagner les artistes sur scène. Il a attaqué avec une ouverture brillante, exagérément martiale, qui s’est bien accordée avec le chœur (Pablo Assante), lequel a suivi, chantant à la manière de la Phalange espagnole des années quarante. Dans l’ensemble, s’il a réussi à imposer sa volonté avec justesse et efficacité vis-à-vis des solistes lors des duos, trios et ensembles (particulièrement bien dosés), il a eu du mal à se faire entendre pendant les airs chantés en solo, quel que fût le chanteur.

Heureusement il y a Teresa Iervolino

La première intervention de Airam Hernandez (Pollione) a laissé beaucoup de doutes : difficultés dans le registre grave, notes manquantes, peu de justesse dans les aigus, diction à peine compréhensible... Celle, très attendue, de Sonya Yoncheva (Norma) a été saluée par des applaudissements de courtoisie. Le timbre était chaud et la voix juste, mais le spectre était ténu et la colorature approximative : sa « Casta Diva » suintait l’ennui de l’artiste, et pendant la cabalette qui a suivi elle s’est bagarrée avec le chef, chacun voulant imposer son tempo. Tout a changé avec l’arrivée de Teresa Iervolino (Adalgisa). Si le timbre de la mezzo était un peu sombre, son chant a été équilibré, sa diction claire, son geste exact. Son intervention avec le ténor et surtout son duo avec la soprano ont, sans doute, rassuré et l’un et l’autre. À partir de ce moment, les imperfections notées en début de soirée ont disparu et les artistes ont placé leurs personnages à un excellent niveau vocal, sous les applaudissements spontanés du public clairement adressés à la mezzo avec justice. Le premier acte s’est terminé par le célèbre trio que les chanteurs ont interprété avec brio, de la meilleure des façons.

Portée par le succès de la fin du premier acte, Sonya Yoncheva a réussi son solo, difficile, à l’ouverture du second. Elle nous a convaincus de sa détermination à vouloir assassiner ses enfants ainsi qu’à désirer les épargner quelques instants plus tard. Teresa Iervolino de nouveau à ses côtés, elle a donné comme cette dernière le meilleur d’elle-même pendant la séquence émouvante de la réconciliation. Une fois la mezzo disparue définitivement de la scène, les moyens de Sonya Yoncheva, face à face avec Airam Hernandez, ont diminué tout comme ceux du ténor. À un moment donné ils n’ont pas pu dissimuler une sorte de lassitude dans leurs échanges. Personne ne pouvait alors croire en leur amour retrouvé. L’ensemble qui finit l’opéra s’est déroulé de façon bien mesurée et bien contrôlée depuis la fosse.

Marco Mimica a été un Oroveso vocalement très correct et dramatiquement convaincant en chef du « Frente de Juventudes » (Phalange espagnole) suivant ainsi la volonté d’Àlex Ollé. Núria Vila (Matilde) et Néstor Losán (Flavio) ont parfaitement répondu aux exigences de leurs rôles certes très brefs, mais pas insignifiants.

Illustration : Norma selon Àlex Ollé

Vincenzo Bellini : Norma (trois distributions). Le 28 juillet : Airam Hernandez (Pollione), Marco Mimica (Oroveso), Sonya Yoncheva (Norma), Teresa Iervolino (Adalgisa), Núria Vila (Matilde), Néstor Losán (Flavio). Àlex Ollé, mise en scène ; Alfons Flores, décors ; Lluc Castells, costumes ; Marco Filibert, lumières ; Pablo Assante, chef des chœurs. Chœurs et Orchestre du Gran Teatre del Liceu 28 juillet 2022. Représentations suivantes (avec d’autres distributions) les 30 et 31 juillet.

A propos de l'auteur
Jaime Estapà i Argemí
Jaime Estapà i Argemí

Je suis venu en France en 1966 diplômé de l’Ecole d’Ingénieurs Industriels de Barcelone pour travailler à la recherche opérationnelle au CERA (Centre d’études et recherches en automatismes) à Villacoublay puis chez Thomson Automatismes à Chatou. En même...

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