Viktor Ullmann à Ostrava

« Musica non grata » continue de programmer des compositeurs persécutés par le régime nazi

Viktor Ullmann à Ostrava

LE PROJET DE GRANDE ENVERGURE intitulé « Musica non grata », conçu par le Théâtre national de Prague en 2020, avec le soutien de l’Ambassade d’Allemagne en République tchèque (voir les articles publiés précédemment sur Flammen d’Erwin Schulhoff, Ball im Savoy de Paul Abraham et Švanda Dudák de Jaromir Weinberger) présente des œuvres lyriques de compositeurs, presque tous juifs, tchèques pour la plupart, mais aussi hongrois, autrichiens, allemands, ou d’autres pays européens, qualifiés par le régime nazi de « dégénérés ». Certains purent émigrer aux États-Unis et poursuivirent là-bas leur carrière de musicien – ce fut le cas, par exemple de Kurt Weill, Arnold Schoenberg ou Paul Abraham ; d’autres comme Erwin Schulhoff et Viktor Ullmann moururent dans les camps de concentration allemands.

Ostrava prend le relais de Prague
Cette programmation pragoise très bienvenue, et à vrai dire peu relayée par la presse en France, semble-t-il, se poursuivait en février 2023 au Théâtre Antonín Dvořák d’Ostrava (la deuxième plus grande ville de la République tchèque), avec la présentation très attendue de deux opéras de Viktor Ullmann, ce compositeur assassiné à Auschwitz, après avoir été déporté au camp de Terezín (Theresienstadt). L’un de ces opéras, le plus connu (même s’il n’a été redécouvert qu’en 1975), est une sorte de drame satirique et métaphysique : L’Empereur d’Atlantis (Der Kaiser von Atlantis), composé par Ullmann au ghetto de Terezín, peu avant sa mort. L’autre est une comédie assez féroce, La Cruche brisée (Der zerbrochene Krug). L’ensemble formant un riche portrait du compositeur Viktor Ullmann, en présentant des aspects contrastés de sa personnalité et des outils musicaux très variés.

Viktor Ullmann, né dans la ville alors autrichienne de Těšín (aujourd’hui divisée entre Pologne et République tchèque), se forme à Vienne, notamment auprès de Schoenberg. Engagé en 1920 au Nouveau Théâtre allemand de Prague comme chef de chœur, il fait ensuite une partie de sa carrière en Suisse (où il obtient un premier grand succès en 1929 avec ses Schönberg-Variationen). Découvrant l’anthroposophie – mouvement fondé en 1910 par l’Autrichien Rudolf Steiner, il laisse momentanément la composition de côté, pour ouvrir à Stuttgart une librairie spécialisée dans ce domaine. En 1933, après l’arrivée des nazis au pouvoir, il se réfugie à Prague où il enseigne, compose, se fait également connaître comme critique musical, et rencontre un succès grandissant. En mars 1939, les Allemands occupent la République tchèque. Ullmann, avec bien d’autres artistes, est déporté à Terezín en septembre 1942.

Terezín, sommet du cynisme nazi
Dans un livre d’utilité publique consacré au ghetto de Terezín, intitulé Le Masque de la barbarie, publié en 1998 par le Centre d’histoire de la Résistance et de la Déportation et préfacé par l’écrivain Milan Kundera, ce dernier écrit : « Les Juifs de Terezín ne se faisaient pas d’illusions : ils vivaient dans l’antichambre de la mort ; leur vie culturelle était étalée par la propagande nazie comme alibi. Auraient-ils dû pour autant renoncer à cette liberté précaire et abusée ? Leur réponse fut d’une totale clarté. Leur vie, leurs créations, leurs expositions, leurs quatuors, leurs amours, tout l’éventail de leur vie avait, incomparablement, une plus grande importance que la comédie macabre des geôliers. Tel fut leur pari. Tel devrait être le nôtre. » Terezín fut en effet la « vitrine » culturelle du régime nazi, en particulier par le tournage d’un film destiné à la Croix-Rouge, où l’effervescence artistique était présentée comme modèle, destiné à masquer la finalité macabre et meurtrière du camp : la déportation ultérieure à Auschwitz, y compris celle des enfants…

L’Empereur d’Atlantis ou la fin de la mort
À Terezín, Ullmann, dispensé du travail obligatoire, put se consacrer entièrement à la composition, ainsi qu’à l’organisation de plusieurs manifestations telles que la création d’un studio de musique contemporaine. Exerçant également, dans le cadre du camp, ses talents de critique musical, il écrit abondamment, laissant ainsi à la postérité un témoignage sans prix sur la vie culturelle que l’on menait là-bas. Lui-même compose à Terezín des sonates pour piano, des lieder, un quatuor à cordes et un opéra, L’Empereur d’Atlantis. C’est un autre artiste interné à Terezín, le peintre et poète Peter Kien, qui écrivit les premiers éléments du livret, mais Ullmann y contribua fortement, en y intégrant en particulier des éléments de la théorie anthroposophique. Les puissants enjeux dramatiques que constituent la captivité et la perspective de la mort pour tous les habitants du ghetto sont bien sûr centraux, mais plus profondément encore : la dimension humaniste et universaliste du propos. Bien que l’œuvre, qualifiée par le compositeur de « légende », puis de « drame en un acte », se passe dans ce lieu rêvé qu’est par nature l’Atlantide, le propos de l’opéra est bien de nature idéologique et ancré dans la réalité violente de l’enfermement et de la mort annoncée. L’argument en est à la fois simple et d’une extraordinaire force dramatique : l’Empereur ayant décrété la guerre totale entre ses sujets, la Mort, humiliée, décrète quant à elle… la fin de la mort : aucun homme ne pourra plus mourir. L’Empereur, constatant l’impossibilité de la mort, fait mine d’être l’instigateur de cette décision et la porte à son crédit. Guerre générale où personne ne meurt… L’Empereur devient fou. La Mort promet de délivrer le peuple de toute souffrance si l’Empereur accepte de mourir le premier, ce qu’il accepte. Prologue et Épilogue, tous deux remarquables sur le plan musical, encadrent un opéra d’à peine une heure qui se présente tout à la fois comme un hymne à la vie, avec tout ce que cela peut susciter de plus lyrique, et une réflexion pleine d’ironie sur toute forme d’illusion – vie et mort se reflétant mutuellement dans un même désenchantement.

Entre infirmité et toute-puissance
La production présentée à Ostrava est remarquable à tous points de vue : les éléments de type constructiviste de la partition d’Ullmann y sont relayés par une mise en scène très sobre, presque entièrement en noir et blanc, où chaque personnage semble sommé de représenter une entité symbolique plus qu’un être humain. La musique d’Ullmann s’y présente comme un monde plein d’aspérités rythmiques et harmoniques, qui parvient pourtant à s’élever dans des moments-clé jusqu’à un grand lyrisme venu des derniers romantiques – Mahler, Zemlinsky ? On y rencontre également des séquences clairement venues du jazz, comme un Weill pourra lui aussi en laisser. L’Empereur, représenté comme un personnage infirme, est plus poignant que révoltant. Et les morts-vivants apparaissent comme des marionnettes prises de soubresauts, comme si la mort menait en eux un jeu sans fin, sans aucun pouvoir d’avoir le dernier mot.

La Cruche brisée
Formant prologue bienvenu à ce chef d’œuvre, c’est une pièce lyrique beaucoup plus méconnue d’Ullmann, inspirée d’une pièce du dramaturge et écrivain allemand Heinrich von Kleist, qui était présentée à Ostrava, d’une portée peut-être moins universelle, mais d’une efficacité dramatique équivalente : La Cruche brisée (Der zerbrochene Krug). Cet opéra travaille la dimension du dérisoire et la thématique du pouvoir par des moyens musicaux ici encore très inventifs : passage de l’esprit du cabaret à une grande effusion lyrique, effets de pulsation rythmique, originalité des alliages instrumentaux, en particulier pour les cuivres, sens du théâtre à son sommet et concision…

D’excellents interprètes prêtaient leur talent à cette double-production : la direction alerte et précise du jeune chef Maroš Potokár, la mise en scène pleine de finesse, de poésie et de férocité du Slovénien Rok Rappl, dit Rocc, anciennement directeur artistique de l’Opéra national de Slovénie et qui a déjà présenté une bonne soixantaine de productions théâtrales et lyriques. Une équipe de chanteurs très engagée, harmonieuse et talentueuse a permis la réussite d’une soirée exceptionnelle, en hommage à Viktor Ullmann, figure tragique de l’histoire musicale tchèque, présenté et célébré à Ostrava de parfaite façon.

Photo : Martin Popelář

Victor Ullmann : La Cruche brisée, L’Empereur d’Atlantis. Boris Prýgl (Walter, l’Empereur), Martin Gurbaľ (Adam, la Mort), ainsi que les chanteurs Jorge Garza, Anna Nitrová, Markéta Klaudová, Roman Vlkovič, Luciano Mastro, Václav Morys, Ihor Maryshkin, Nikola Novotná, Urszula Kulesza. Mise en scène : Rocc, direction musicale : Maroš Potokár, Orchestre du Théâtre Antonín Dvořák d’Ostrava. 23 février 2023.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook