Mitridate, re di Ponto de Mozart à l’Opéra de Lausanne

Mise en scène et scénographie en symbiose

Ou comment suivre avec Mitridate tous les méandres les plus subtils de la pensée mozartienne.

Mise en scène et scénographie en symbiose

CONSIDÉRÉS PENDANT LONGTEMPS avec une certaine condescendance par les amoureux de Mozart, les opéras seria du compositeur, à l’exception peut-être d’Idomeneo (1781), ne parvinrent que relativement récemment à s’imposer sur les scènes lyriques. Un musicographe aussi avisé (et spécialiste de la question) que Rémy Stricker n’écrivait-il pas en 1983 dans L’Avant-Scène Opéra (n° 54) consacré à Mitridate, re di Ponto : « Il y a plus de vrai Mozart dans un seul des quatuors à cordes composés en 1772-1773 que dans l’ensemble de ces grandes machines » [Mitridate et Lucio Silla] ? C’est sans doute que l’extrême invention qui marquait la trilogie Da Ponte éclipsait aux yeux des connaisseurs les opéras précédents (à l’exception notable de L’Enlèvement au Sérail), en particulier les fortes conventions formelles qui marquent le genre seria et que Mozart, âgé de quatorze ans lors de la composition de Mitridate, dut accepter comme telles : alternance de longues arias da capo et de récitatifs, absence quasi-totale de scènes d’ensemble, catalogage des passions humaines et illustration musicale assez prévisible des dites passions... Mais comment n’avait-on pas perçu, éblouissantes dans le tissu de ces conventions acceptées, l’invention du jeune compositeur, la richesse de son inspiration mélodique et la puissance de son sens dramatique ? Le metteur en scène Patrice Chéreau qui présenta en 1984 une forte mise en scène de Lucio Silla à Milan, Nanterre et Bruxelles, puis le chef d’orchestre Christophe Rousset, qui enregistra une magnifique version de Mitridate en 1999 pour Decca firent beaucoup pour cette réhabilitation des opéras d’extrême jeunesse de Mozart.

Enjeux politiques et sentimentaux

Monter Mitridate reste cependant une entreprise de tous les dangers, tant l’œuvre est longue (vingt-deux arias dont certaines durent près de sept minutes...) et non moins longs les récitatifs qui en rythment la succession : plus de trois heures de musique et une intrigue plutôt ardue (même si inspirée de la superbe tragédie de Racine) dans son intrication d’enjeux politiques et sentimentaux. Il faut alors prendre l’œuvre à bras-le-corps, en percevoir toutes les implications sensibles et se laisser porter par une vision. C’est ce qu’ont fait, manifestement, Emmanuelle Bastet et son scénographe Tim Northam, dont le travail conjoint est, plus encore qu’une collaboration : une évidente symbiose. « Il y a chez le dramaturge [Racine] le goût de la parole étouffée, de l’aveu arraché, qui s’oppose à l’héroïsme de cette forme lyrique [l’opéra seria] qui oblige à proclamer jusqu’au vertige. Mozart va faire naître de cette injonction formelle contradictoire une formidable force dramaturgique, vibrante et frémissante » (Emmanuelle Bastet, note d’intention).

Découvrant avec émerveillement ce spectacle, on croit comprendre que c’est justement le frémissement des sentiments et leur vibration au cœur des personnages qui a pu inspirer aux deux artistes une production aussi puissante dans son absence radicale d’images imposées ou d’actualisation de l’intrigue dans des temps contemporains – mille fois vue sur d’autres scènes lyriques... Emmanuelle Bastet le confirme : « Si le contexte de la narration, écrit-elle, est bien celui de la guerre, s’il y est bien question de flotte détruite, d’interventions militaires, de fracas des armes, il nous a semblé que ces éléments ne constituaient qu’un arrière-plan de l’intrigue et que le véritable enjeu dramatique se révélait dans le huis-clos familial, dans l’exploration des liens toxiques entre un père et ses deux fils, tous trois amoureux de la même femme. [...] Comme souvent chez Mozart, la sphère intime prévaut sur les préoccupations politiques et sociales, et les motivations des personnages sont toujours à chercher dans le registre émotionnel. [...] Le fait de placer les conflits politiques au second plan et de concentrer le regard sur le registre émotionnel nous a conduits à imaginer un univers essentiellement mental et symbolique. »

Une scénographie tout en subtilité

C’est ainsi que le décor conçu par le scénographe Tim Northam, composé d’escaliers mobiles de hauteur variable, d’un fond de scène alternativement neutre ou recouvert d’un panneau vertical de lumignons, d’un mur décoré de carrés aux nuances changeantes de bleu, violets et gris (comme un ciel vertical, pourvu de nuages géométriques...) ou encore de rideaux de fils aériens accompagne le déploiement de l’action ou la métamorphose des sentiments des personnages, comme le ferait une seconde partition musicale. Le travail sur la lumière réalisé par François Thouret y apporte une dimension supplémentaire, en rythmant les arêtes du décor par un surlignage lumineux. L’artiste y ajoute aussi tout un champ d’onirisme et de poésie, en jouant très habilement sur les effets de clair-obscur ou au contraire sur le déploiement progressif ou l’apparition soudaine d’une lumière plus glacée. Quant à la symbolique des marches, selon que tel acteur du drame les prend par la montée ou la descente, la façon dont il le fait, dans la hâte et l’agitation ou dans l’hésitation et l’anxiété, le fait de s’attarder sur une marche ou de s’y affaisser, le vertige que suscite pour le spectateur l’image assez effrayante d’un chanteur juché au-dessus d’un vide de plusieurs mètres : tout cela densifie la substance de l’intrigue et celle de la musique de Mozart, en ajoutant en quelque sorte des composantes chorégraphiques, par la magie du décor, à une partition qui n’en présente pas.

La force de ce décor est d’essence véritablement paradoxale : c’est par sa mobilité, parce qu’il n’impose aucune vision précise (ni d’une époque, ni même d’une situation dramatique déterminée) qu’il parvient à faire surgir chez le spectateur tout un imaginaire, ancré dans l’expérience musicale et qui l’accompagne souterrainement mais très puissamment. Tim Northam qui signe également les costumes ne donne, là aussi, que peu d’indices : si les robes d’Aspasie ou d’Ismène, ou encore le beau costume d’une nuance subtile à mi-chemin entre cannelle et rouge brique du personnage d’Arbate, sont plutôt d’un temps qui pourrait être le XVIIIe siècle, les autres costumes masculins, en revanche, sont plus neutres – alliage de vêtement intemporel et d’accessoires plutôt associés aux temps modernes (veston...). L’action explicite que déroule l’opéra n’y a également que peu d’incidence sur le décor : une simple « bouffée » de couleurs chaudes et de flamboiement, insérée au cœur du panneau de bleus, de violets et de gris qui accompagne le troisième acte pourrait faire allusion aussi bien à l’incendie de la flotte romaine par Farnace qu’à la flamme amoureuse brûlant tous les personnages...

Jalousie, désespoir et furie

C’est dire que, pour contrebalancer la fertile imprécision de tous ces aspects visuels et leur caractère volontairement « polysémique », il est exigé des interprètes de cette production un entier engagement dans la vérité des sentiments de chacun des personnages. À ce point de vue, le travail de direction d’acteurs qu’a effectué Emmanuelle Bastet avec les interprètes est en tous points remarquable. Et tous les chanteurs sans exception semblent avoir répondu sans réserves à ce qui a dû constituer d’abord un ensemble d’injonctions – c’est du moins ainsi que l’on se représente, en tant que spectateur, l’entreprise si redoutable de faire entrer dans le carcan de l’aria da capo toute la richesse émotionnelle d’un être pris dans la jalousie, le désespoir, la furie, la résignation ou même le désir de consoler... Rien de conventionnel dans la gestuelle et l’expression des visages, ni dans les scènes d’effusion amoureuse, ni dans les scènes conflictuelles, mais une profonde vérité, ancrée dans la sincérité de la musique de Mozart et arrimée à cette limpidité des sentiments, qui ne s’exprime cependant jamais de façon banale. Sublime paradoxe mozartien, parfaitement relayé par les interprètes de cette production.

Soutenue et visiblement très inspirée par un Orchestre de chambre de Lausanne superbement dirigé par Andreas Spering, l’équipe entière des chanteurs est admirable : hors même la beauté et la rondeur de sa voix et sa maîtrise sans failles des pyrotechnies de la partition, la jeune Lauranne Oliva (qui remplace Jodie Devos, primitivement distribuée et disparue en juin 2024, à la mémoire de laquelle la production est dédiée) donne au rôle d’Aspasie toute la densité d’un personnage pris entre son devoir de loyauté envers Mitridate et la vérité de ses sentiments envers l’un de ses deux fils, Sifare. Ce dernier incarné par une autre extraordinaire soprano, Athanasia Zöhrer, vit sous nos yeux tous les affres d’une personnalité généreuse et passionnée. L’Ismène d’Aitana Sanz nous a également conquis : Emmanuelle Bastet lui donne dans certaines scènes le caractère très émouvant d’une sorte de double féminin d’un Cherubino avant l’heure, découvrant l’amour avec émotion et anxiété, mais aussi la sagesse d’une femme plus âgée (la Comtesse des futures Noces de Figaro ?) capable de pardonner et d’inciter au pardon. Sonja Runje a la rude tâche de dessiner tous les visages les plus extrêmes du personnage de Farnace, qui, nous dit encore Emmanuelle Bastet, n’est pas seulement celui d’un traitre mais également celui d’un fils blessé. La mezzo-soprano croate s’en tire avec tous les honneurs. Nicolò Balducci campe un Arbate ambigu à souhait, dans sa soumission à Mitridate, mais également sa perfidie à l’égard des autres protagonistes. Le Marzio de Remy Burnens n’a qu’une aria pour faire valoir son talent, il la vit et l’interprète avec beauté et conviction. Quant au rôle-titre il est superbement tenu par le ténor Paolo Fanale, que l’on imagine aisément en Titus ou Idoménée, deux autres grands rôles de ténor d’operas seria de Mozart, qui lui iraient comme un gant. Cette production de grande envergure sera reprise à l’Opéra de Montpellier en avril 2025, dans une autre distribution (voir ci-dessous).

Photo : Carole Parodi

Wolfgang Amadeus Mozart : Mitridate, re di Ponto. Avec Paolo Fanale (Mitridate), Lauranne Oliva (Aspasia), Athanasia Zöhrer (Sifare), Sonja Runje (Farnace), Aitana Sanz (Ismene), Remy Burnens (Marzio), Nicolò Balducci (Arbate). Emmanuelle Bastet (mise en scène), Tim Northam (scénographie et costumes), François Thouret (lumières). Orchestre de chambre de Lausanne, dir. Andreas Spering. Opéra de Lausanne, 25 février 2025.
Production reprise dans une distribution vocale différente les 8, 10 et 12 avril 2025 à l’Opéra-Comédie de Montpellier.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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