Malaise dans la civilisation d’E. Lepage

Se voir difformes dans un miroir ordinaire

Malaise dans la civilisation d'E. Lepage

Voici une conception théâtrale qui emmène son public vers un monde absurde, apparemment nonsensique puisque la pièce se déroule dans un théâtre, sur le plateau, comme si la salle était déserte et que, malgré cela, les acteurs jouent avec elle. Ce qui se passe paraît dès lors simultanément drolatique et tragique. Tant et si bien que ce qui était annoncé comme de ‘l’humour québécois’ s’avère en réalité plutôt freudien.

Un quatuor d’individu(e)s aboutissent sur une scène vide. On les voit venir de nulle part. Personne n’a quoi que ce soit à dire. Donc, pas de mots. Les corps parlent par eux-mêmes : gestes, déplacements, mimiques. L’espace est testé. Longuement. Chaque personnage possède sa dégaine, son physique et les comportements laissent percer quelques traits de caractère qui s’ajoutent aux différences de leur morphologie.

Ensuite tout va s’enchaîner. Quelques phrases émises à voix assez hautes pour qu’on se rende compte d’une prise de parole mais pas assez pour être vraiment audibles au-delà de l’avant-scène. Par après, des actions mènent peu à peu ces gens à entrer en contact les uns avec leurs autruis.

Cela tient de la caricature et du cocasse, du plaisant et de l’intrigant. Le climat se tend. Quelques violences se pointent. Parfois uniquement liées au corps, comme ce chachacha entraînant le mouvement déchaîné, incontrôlable d’un coude. Parfois en agression physique envers un membre du quatuor lorsque quelqu’un prétend enseigner de quelle manière sortir de soi pour prendre du recul. Ou bien ce boulimique aimanté par un chariot de desserts pantagruélique qu’il faut mater.

Sans trop en avoir l’air, la représentation passe en revue différentes sorte de désirs, les accompagne de conduites puériles du genre besoin irrépressible à satisfaire instantanément. Elle vire à la démonstration de l’existence d’êtres humains centrés sur eux-mêmes, désireux d’être celle ou celui qui mérite tout, réussit tout, s’accapare tout, régente tout au profit de son aura personnelle, de son ego avide d’être reconnu, encensé, adulé, idolâtré. En vain chercherait-on la moindre empathie au sein du groupe. Cela devient tellement clownesque que l’auteur pousse l’astuce à soudain intégrer une réalité au milieu de cette prétendue fiction : un spectateur présent est invité à s’installer confortablement dans un fauteuil du décor pour observer de près le spectacle. La boucle est bouclée.

Ce qui est joué est une image de nous, du monde qui nous entoure. Nous sommes en présence de vrai faux et de faux vrai. Ce qui a débuté dans le néant finit dans le chaos. C’est alors qu’il convient de se rappeler ou d’apprendre qu’un certain Sigmund Freud, à la fin les années 1920, écrivit un livre intitulé « Malaise dans la civilisation  ». Il y explique que les pulsions refoulées par les contraintes sociales se libèrent en agressivité quand elles ne sont plus censurées par la morale. Toute culture, pense-t-il, se construit sur la nécessité de la frustration.

En interprétant des idiots, des primaires, des instinctifs, des impulsifs avec une conviction rigoureuse, même dans l’excès des délires, les comédiens ont rendu crédibles même ce qui paraissait outrancier ; ils ont incarné cette métaphore de notre actuelle société. Derrière le burlesque, l’absurde, le nonsense, la farce imaginés par Étienne Lepage et concrétisés en mise en scène par lui et sa comparse Alix Dufrenne, se profile une réalité tragique.

Les défoulements brutaux incessants qui nourrissent nombre de faits divers, les foucades qui s’en prennent aux autorités institutionnelles, le vandalisme des casseurs infiltrés dans des manifestations, les guerres allumées ici et là, la croyance en la satisfaction via la possession matérielle et même les prétendues théories spirituelles ou idéologiques manipulatrices qui sont censées mener au bonheur, tout cela fragilise dangereusement l’idée et l’usage de la démocratie.

Durée : 1h15

17-20 mai 2023 L’Ancre (Charleroi [Be])

Texte, production : Étienne Lepage
Mise en scène : Alix Dufresne, Étienne Lepage
Production, texte : Étienne Lepage
Interprétation, cocréation : Florence Blain Mbaye, Maxime Genois, Renaud Lacelle-Bourdon, Alice Moreault
Scénographie, costumes : Odile Gamache
Lumières : Leticia Hamaoui
Musique : Robert Marcel Lepage
Direction technique, assistanat éclairage, régie : Ariane Roy
Production déléguée : DLD – Daniel Léveillé Danse
Coproduction : Festival TransAmériques, L’Ancre (Charleroi [Be)], Maison de la culture Marie-Uguay, Espace Le vrai monde ?, Salle de diffusion de Parc Extension, DLD-Daniel Léveillé Danse
Collaboration : Théâtre Prospero
Rédaction : Sophie Gemme
Photo © Gunther Gamper
Lire : Sigmund Freud, "Malaise dans la civilisation", Paris, Payot, 2010, 175p.

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre »...

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1 Message

  • Waou ! 11 juillet 11:43, par Yann

    Nous avons vu cette pièce au festival off d’Avignon 2024 et nos avons été cueillis !
    C’est créatif, plein de fraicheur, astucieux, décalé, original.
    La pièce touche à certaines questions de fonds, philosophiques de façons absurdes, clownesque, foireux et en même temps très astucieux.
    Fraichement recommandée !

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