Les Ecchymoses invisibles de Djamel Saïbi
Portrait d’un mâle dominant

Elle semble douce, Corinne au moment où elle vient de rentrer chez elle, juste avant l’arrivée de Michel, son mari. Mais elle parle pour elle-même, en elle-même, d’un « monstre de colère qui court dans ses veines ». Sa vie conjugale est si lourde à supporter qu’elle vient de craquer au supermarché. Comme, sur l’écran de la caisse, le montant de ses courses dépassait le plancher des 50 euros imposé par Michel, elle a tout laissé sur le tapis roulant et elle est partie. Elle est en crise, en pleine crise, et c’est le jour à ne pas faire de crise. Michel a invité un de ses collègues de bureau. Il finit par arriver, cet époux inflexible qui se sert immédiatement, pour lui tout seul, un whisky qu’il s’est réservé et qu’il ne partage avec personne. La soirée ne peut que se poursuivre qu’en bataille, qu’à travers l’éternel conflit des sexes où le mâle détient des avantages écrasants. Mais pas tout de suite, car l’homme raconte sa journée, se flatte, s’auto-complimente, célèbre la vie de leur couple et la place prépondérante qu’il y joue.
Corinne finit par attaquer : « Je ne veux plus de ta virilité ». Et, du coup, on ne parle plus des courses et du collègue invité. On s’affronte à couteaux tirés. Et même à revolver tiré d’on ne sait quel tiroir secret. Reproches et protestations d’amour s’entremêlent. Pour l’homme mis en cause, l’injure première est de traiter la femme de « pute ». Le mari, pourtant, cesse ses menaces, en appelle à leur passé qui fut heureux, hésite entre le violon sentimental et la violence alcoolisée. Elle se défend, veut s’exprimer enfin, après tant d’années de silences et d’humiliations. Y aura-t-il un gagnant ? Une ou deux victimes ? Une chance saisie ? Une séparation ? Après cette heure de vérité, rien ne sera plus comme avant.
De plus en plus de pièces mettent en lumière le terrible phénomène de la violence conjugale. Celle-ci, concentrée sur le portrait au noir d’un mâle dominant, a été créée en 2019 et a tourné avec beaucoup de succès. Sa forme est ramassée, serrée, compacte. Pas de temps mort, pas d’échappatoire ! Dans son écriture ardente, comme dans sa mise en scène, Djamel Saïbi n’utilise guère de sinuosités et d’atermoiements. D’invisibles les ecchymoses deviennent vite visibles, d’une vérité criante. C’est peut-être un peu trop rapide mais l’auteur frappe juste, dévoile la douleur dans un style qui additionne la pugnacité et la sensibilité. L’interprétation affirme sans détours deux personnalités : Emma Dubois évolue avec finesse de la tendresse à la fureur profonde. Eric Moscardo détaille un riche cheminement de rouerie et d’égoïsme fracassé. On est à une belle hauteur dans la tragédie sociale.
Les Ecchymoses invisibles de Djamel Saïbi, mise en scène de l’auteur, avec Emma Dubois et Eric Moscardo.
Théo Théâtre, tél. : 01 45 54 00 16, 20 h 15, du 9 au 18 juillet ; reprise à Avignon off 2021 (le Sham’s). (Durée : 1 h 05.
Photo Marceau Uguen.