Le Journal d’Hélène Berr de Bernard Foccroulle à la Comédie de Colmar
Un Journal, un opéra, une création
Le nouvel opéra de Bernard Foccroulle a tout d’une œuvre d’exception.

SOUS LA HOULETTE DE SON DIRECTEUR Alain Perroux, l’Opéra national du Rhin poursuit une programmation inventive et exigeante, ouverte à la création comme à la recréation, et accompagnant ce large éventail d’esthétiques et de styles d’un travail éditorial remarquable. Avec Le Journal d’Hélène Berr, monodrame de Bernard Foccroulle d’après le journal qu’a rédigé de 1942 à 1944 une jeune étudiante juive vivant à Paris et dont la vie se terminera au camp de Bergen-Belsen, c’est un moment d’exception qu’ont pu vivre les spectateurs à Colmar pour la première scénique de cette œuvre déjà présentée en version concert au printemps 2023, d’abord au Trident de Cherbourg puis au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris.
Composer la musique d’un Journal
En laissant de côté Le Journal d’un disparu de Janáček, qui n’est pas un opéra mais un recueil de mélodies, il n’y a à ma connaissance pas d’exemple d’un compositeur qui se soit affronté au genre du Journal pour composer une œuvre lyrique. Comme si la forme particulière de ce type d’écrit, sa chronologie obligée et surtout son caractère d’intériorité faisait obstacle, a priori, au déploiement d’un paysage sonore où puissent s’allier la pensée de l’auteur du texte et le théâtre musical. C’est pourtant cet apparent écueil qui semble avoir inspiré au mieux le travail de Bernard Foccroulle, comme si l’émotion suscitée en lui par cet écrit juvénile et poignant, déroulant les épisodes de la vie ordinaire d’une jeune femme extraordinaire par l’acuité de ses sentiments, de son observation de la nature et des choses de l’art, puis son passage par les ténèbres de l’anxiété et de l’horreur, avait ouvert d’emblée la possibilité de composer sur les mots d’Hélène Berr quelque chose comme une figuration par la musique d’un voyage intérieur.
Le choix d’une formation instrumentale telle que le quatuor à cordes associé au piano, et d’une mezzo-soprano pour interpréter le personnage d’Hélène, se présente à l’auditeur dans toute l’évidence d’un idéal décor sonore. Dès les premières secondes, l’intensité de la langue musicale, la violence subtile de ses accents, malgré la nuance piano, le frémissement que suggère l’écriture des cordes, les effets d’irisation de l’harmonie, la réserve profonde de cette musique, la densité de ses moyens : tout cela dessine d’emblée un tapis sonore qui peut aussi s’entendre comme l’esquisse d’une architecture. Étrangement, on peut y percevoir des lignes et des harmonies venues d’un Debussy, d’un Ravel, mais aussi l’austérité et le lyrisme paradoxal d’un Berg... Ou pour se référer à des esthétiques bien différentes : un alliage très expressif d’impressionnisme et d’expressionisme.
Énigmes
Bien plus que ne le ferait un ensemble instrumental polychrome, la nudité du quatuor à cordes et la sobriété de son dialogue avec le piano ouvrent la possibilité, pour la voix, de se poser sur ce tissu sonore ou de s’en éloigner dans la parole non accompagnée ou le chant a capella de façon très naturelle. Comme si la présence pourtant très intense du quatuor et du piano permettait de suggérer une sorte d’énigme du monde sonore, ou mieux encore : d’en faire la métaphore du monde intérieur d’Hélène, de tout ce qui ne peut être dit par les mots. On ne peut ici oublier que le compositeur est aussi un organiste, féru de contrepoint, grand connaisseur des arches sonores d’un Bach, mais aussi très familier des échappées métaphysiques d’un Beethoven au long de ses quatuors, musicien que cite souvent Hélène Berr au long de son Journal, évoquant tel après-midi passé à jouer ou à écouter ses oeuvres.
Pour toutes ces raisons peut-être, la musique de Bernard Foccroulle ne semble pas chercher à illustrer la parole d’Hélène Berr, mais à en suggérer les enjeux avec la plus grande finesse, laissant l’auditeur déployer son propre imaginaire à partir d’un monde sonore qui est tout sauf un livre ouvert. Et pourtant, la partition du compositeur voit aussi l’apparition de moments tour à tour lumineux et poignants, comme par exemple la longue séquence d’introduction à la rencontre avec Jean Morawiecki, ou encore le postlude du piano, qui suit les mots d’Hélène évoquant cette première entrevue avec cet homme qu’elle aimera. La citation du début du mouvement lent du Quinzième Quatuor de Beethoven (« Heiliger Dankgesang eines Genesenen an die Gottheit », Chant de reconnaissance d’un convalescent à la divinité), qui accompagne la voix parlée (« Je me suis laissée aller à la beauté environnante », écrit Hélène) et la façon dont le texte s’inscrit sur la musique de Beethoven est absolument magnifique. La façon dont une autre citation, celle du lied de Schumann sur un poème de Heine (issu des Amours du poète), « Ich hab’im Traum geweinet » (J’ai pleuré en rêve), est amenée, l’articulation du lied doté de silences très expressifs avec le quatuor à cordes, semblant relayer le silence schumannien : tout cela est du très grand art.
Quelle autre interprète imaginer ?
Après avoir écouté et contemplé Adèle Charvet dans le rôle d’Hélène Berr, on songe que l’on ne pourra plus y accepter une interprète différente, lors d’une reprise de l’œuvre : sa parole et son chant, la beauté et la profondeur de son timbre et de sa présence physique, l’alliage de grâce aérienne et de présence charnelle de son jeu, la sobriété et la générosité de son expression : tout cela est d’une très grande artiste. Le Quatuor Béla semble également s’être impliqué de toutes ses forces dans cette aventure : jouer une œuvre d’une heure et quart en rythmant présence et effacement, intensité émotionnelle et douceur, acuité rythmique et amplitude du chant est un défi magistralement relevé. Quant à Jeanne Bleuse, qui figure également la sœur, pianiste, d’Hélène Berr, son jeu subtil, acéré, lyrique lorsqu’il le faut dessine un chemin royal et secret.
Le metteur en scène Matthieu Cruciani, avec le scénographe Marc Lainé ont pris le parti très bienvenu d’une réalisation visuelle extrêmement sobre : de simples panneaux de tulle s’élevant vers les hauteurs ou s’abaissant vers la scène, évoluant de façon variable pour former des figures d’enfermement ou de libération, de lumière ou d’ombre, constituent un dispositif très subtil qui accompagne au mieux la densité énigmatique et la puissance expressive de la musique de Bernard Foccroulle. On ne peut que souhaiter de nombreuses reprises à ce spectacle hors du commun.
Photo : Klara Beck
Bernard Foccroulle : Le Journal d’Hélène Berr. Adèle Charvet (Hélène Berr), Quatuor Béla, Jeanne Bleuse, piano. Matthieu Cruciani, mise en scène, Marc Lainé, scénographie. Comédie de Colmar, 3 décembre 2023. Prochaines représentations : 13, 16, 19 et 21 décembre au Théâtre de Hautepierre de Strasbourg, le 12 janvier 2024 à La Sinne de Mulhouse.



