Festival Janáček de Brno, édition 2024

Leoš Janáček sous toutes ses coutures

Chefs-d’œuvre, curiosités et redécouvertes par des interprètes de haut vol.

Leoš Janáček sous toutes ses coutures

LORSQUE L’ON CONSIDÈRE le rayonnement de l’œuvre de Leoš Janáček et la fréquence de programmation de ses opéras dans la plupart des haut-lieux lyriques du monde, on ne peut que s’étonner de ce que l’idée d’un festival consacré à un artiste dans la ville où il a vécu et travaillé pendant plus de cinquante ans, Brno, n’ait jailli qu’au tout début des années 2000. Le prestigieux Festival international Janáček est né en effet en 2004 avec pour principe celui d’une biennale. Mais ce n’est que depuis 2008 que cet événement prend effectivement place, tous les deux ans, dans les plus belles salles de concert et d’opéra de Brno.

Étrangement peu ou pas du tout relayé par les médias français, alors même que le compositeur est depuis plusieurs décennies l’objet d’un engouement certain dans notre pays, ce beau festival est l’occasion non seulement de présenter bien sûr les œuvres lyriques du musicien, mais également de les mettre en relation avec sa production de musique de chambre, d’œuvres symphoniques et de mélodies, sans oublier la programmation parallèle de musiciens qui lui étaient proches, par l’esprit ou même la filiation esthétique directe. C’est le cas par exemple de Pavel Haas, étudiant de Janáček pendant deux ans, et qui mourut assassiné à Auschwitz en 1944, après avoir été interné au camp de Terezín (Theresienstadt), et dont on a pu apprécier la présentation de l’opéra Le Charlatan le 8 novembre au Théâtre Mahen – coproduction avec le Théâtre national de Moravie-Silésie, sis à Ostrava. L’édition 2024 présentait aussi une production de Rusalka de Dvořák, élargissant ainsi le champ à l’une des plus grandes figures de la renaissance de la musique tchèque au XIXe siècle. Mais on y découvrait aussi la musique de nombreux musiciens tchèques, tout aussi essentiels dans l’histoire culturelle de ce pays : Josef Suk, Zdeněk Fibich, Bohuslav Martinů, parmi bien d’autres. Une précision d’importance, enfin : 2024 a été désignée comme l’Année de la musique tchèque.

Un festival national et international

L’une des spécificités du Festival Janáček de Brno est de conjuguer la promotion d’artistes tchèques (chanteurs, chefs d’orchestre, instrumentistes et metteurs en scène) et celle de grandes personnalités du monde musical international. C’est ainsi que, depuis la création du festival, des personnalités telles que celles de David Pountney, Kornél Mundruczó, Robert Wilson, Calixto Bieito, Harry Kupfer, Peter Konwitschny (parmi bien d’autres) se sont illustrées à Brno. Et c’est également dans cet esprit que, pour l’édition 2024, se rencontraient par exemple à l’affiche les noms de Claus Guth (pour L’Affaire Makropoulos) ou encore de Robert Carsen, passionnément épris de l’œuvre lyrique de Janáček et dont il a mis en scène quasiment tout l’œuvre lyrique, présent ici pour une production de l’opéra de Janáček, Les Expéditions de Monsieur Brouček. La coopération avec de grandes maisons d’opéra dans le monde est aussi l’une des lignes de force du festival depuis sa création : Welsh National Opera, Staatsoper de Berlin, Teatro real de Madrid, Grand Théâtre de Genève, Opéra d’Anvers, Staatstheater Nürnberg, Theater an der Wien, Wiener Staatsoper, Opéra de Göteborg, etc.

À la simple lecture du programme du festival 2024, on découvre par ailleurs avec émerveillement la coexistence de pas moins de deux productions d’un même opéra, l’un des plus célèbres de Janáček : La Petite Renarde rusée, l’une au Théâtre Mahen, l’autre au Théâtre Janáček. C’est bien le moins pour fêter dignement le centenaire de la création de l’œuvre à Brno (le 6 novembre 1924). Le slogan de cette 9e édition du Festival Janáček de Brno était d’ailleurs « No limits ! », inspiré par le cinquième opéra de Janáček, Les Excursions de Monsieur Brouček, dans lequel le personnage principal nous transporte successivement dans l’espace (la lune) et le temps (le XVe siècle)....

Pavel Haas, dans le sillage de Janáček ?

Né à Brno en 1899, Pavel Haas étudia la composition au Conservatoire de Brno auprès de Janáček de 1920 à 1922, après avoir pris des cours privés auprès de Jan Kunc et Vilém Petrželka. Il fut très intéressé par les avant-gardes de l’Europe occidentale – Stravinsky mais aussi le Groupe des Six. Avec l’arrivée de l’occupant allemand en mars 1939, Haas, comme de nombreux artistes de confession juive, se vit exclu de la vie culturelle de son pays. Arrêté en décembre 1941, il fit partie de ces compositeurs de très grande envergure (parmi lesquels Viktor Ullmann, Hans Krása, Erwin Schulhoff...) emprisonnés à Terezín où ils poursuivirent tant bien que mal leur œuvre avant de finir leur vie pour la plupart à Auschwitz.

De même que celle d’un Erwin Schulhoff, dont nous avions eu l’occasion de commenter le fascinant opéra Flammen, présenté à Prague dans le cadre de l’événement « Musica non grata », Pavel Haas déploie dans ses œuvres un langage très novateur. Très exigeant vis-à-vis de lui-même, il n’accordera de numéro d’opus qu’à moins d’une vingtaine de ses œuvres sur près de cinquante. C’est ce qui explique que son opéra Le Charlatan (Šarlatán), composé de 1934 à 1937, ne porte que le numéro d’opus 3. Très intéressé par le théâtre et l’image, Haas composa des musiques de films et de scène et cela peut s’entendre dans son unique opéra. Il est d’autant plus intéressant de découvrir son style par Le Charlatan, que cet opéra tragi-comique en trois actes sur un livret de sa propre plume, créé à Brno le 2 avril 1938, semble ancré dans la tradition populaire, du moins sur le plan théâtral. L’histoire est celle du docteur Johann Andreas Eisenbarth, célèbre « chirurgien-oculiste » itinérant allemand du XVIIe siècle, que l’écrivain Joseph Winckler a immortalisé dans son roman de 1929, Doctor Eisenbart. Médecin de génie ou charlatan ? C’est là le ressort d’une intrigue à rebondissements, où le personnage principal, pris dans la toute dernière scène d’une transe visionnaire et quelque peu paranoïaque (une sombre histoire de moine persécuteur), se verra emporté par la mort.

Le grand intérêt de cet opéra tient à la conjonction d’une intrigue telle qu’on peut en rencontrer dans toute la tradition populaire (ces histoires de personnages itinérants, vantant leur talent ou leur marchandise devant une foule ébahie, crédule puis incrédule – bref, la thématique bien connue du charlatan et de son auditoire) et d’une partition très inventive, au trait acéré, rien moins que folklorisante, même si elle ne dédaigne pas certains effets de convention (dans les parties chorales en particulier). La mise en scène d’Ondřej Havelka tire toute sa force de l’alliage de trois styles : celui de la commedia dell’arte (à quoi s’ajoute une très belle réalisation chorégraphique), celui du cirque et celui de l’opérette de village. Avec les magnifiques costumes imaginés par Kateřina Štefková et les décors inventifs et efficaces conçus par Jakub Kopecký, la riche partition de Haas trouve un relais dans la polychromie de la réalisation scénique et son extrême mobilité. La direction très inspirée de Jakub Klecker comme la qualité de tous les interprètes, Pavol Kubáň (dans le rôle-titre) en tête font de cette production un spectacle de haute qualité.

Chants du soir

Pour célébrer l’Année de la musique tchèque, un récital du baryton-basse Adam Plachetka en compagnie du pianiste David Svec permettait, le 9 novembre, d’écouter un ensemble de mélodies et pièces pour piano sur le thème du soir. Le poète à l’honneur était en effet Vítězslav Hálek (1835-1874) et ses Večerní písně (Chants du soir), dont les compositeurs Dvořák, Smetana, Zdeněk Fibich ou encore Josef Suk ont mis en musique les poèmes d’amour formant ce recueil. Belle découverte que ce répertoire : mises à part les quelques mélodies de Dvořák, parfois programmées dans les récitals de grands chanteurs, les autres nous étaient inconnues. Le caractère relativement héroïque des mélodies de Smetana fait place au profond lyrisme et à la prenante mélancolie des mélodies de Dvořák, avant que Josepf Suk ne laisse se déployer une méditation pleine de grandeur sur le thème de la nuit.

Adam Plachetka et David Svec s’y révèlent de grands maîtres : d’une expressivité pleine de sobriété, même si leur lyrisme et leur engagement emportent l’auditeur dans les plus hautes sphères. Quant à Fibich, que l’on ne connaît bien souvent que pour ses pièces instrumentales de salon, il se révèle un maître de l’écriture vocale. Une séquence de piano solo bienvenue permet d’écouter, dans l’interprétation subtile et sensible de David Svec, l’une des pièces du cycle de Janáček, bien connu en français sous le titre de « Sur un sentier recouvert », intitulée « Nos soirées », avant deux autres pièces composées par le musicien pour ce même cycle mais non publiées jusqu’ici – curiosité bienvenue mais surtout plaisir aigu pour l’auditeur d’être invité à découvrir de la musique que l’on ne joue jamais (et pour cause) d’un compositeur qu’il croyait connaître à fond. Et ce sont les belles mélodies, connues en français sous le titre de « Chansons bohémiennes » de Dvořák qui clôtureront ce récital magnifique, dont le programme a donné lieu à un CD publié sous le label Pentatone, comprenant peu ou prou les mêmes mélodies.

Un conte panthéiste

Dans La Petite Renarde rusée, Janáček est au plus fort de ce que l’on pourrait appeler son idéalisme – dans le sens le moins romantique du terme. Avec cet opéra original, on a affaire à un conte philosophique, tout à la fois écologique, humaniste, politique et panthéiste. Il s’agit aussi d’une variation particulière sur le thème de l’éternel retour, puisque la Renarde, d’abord petit animal libre dans la forêt, puis emprisonnée par le garde-chasse, va grandir, tomber amoureuse, avoir de petits renards, qui à leur tour… L’évidente jubilation du compositeur à figurer le monde des insectes dans la toute première scène de l’opéra par des onomatopées et autres petits bruits caractéristiques, mais aussi la scène hilarante où la Renarde se lance dans un grand discours militant et féministe pour tenter de libérer les poules de leur tyran le coq, sur fond de références marxistes, donne lieu généralement à une mise en scène divertissante et ce moment musical et théâtral fait mouche invariablement. Dans cet opéra, de très nombreuses séquences sont construites sur de courts motifs mélodiques et rythmiques très caractérisés, soumis à divers types d’ « opérations » : additions pures et simples, multiplications, subdivisions par pupitres séparés ou au contraire amplification par l’orchestre entier. Cette arithmétique particulière de la musique de Janáček, si fascinante dans La Petite Renarde rusée, s’inscrit cependant dans un discours musical qui est aussi celui d’une ampleur lyrique sans pareil. Ainsi le miniaturisme motivique est-il constamment cadré et presque dénié par de larges mélodies nostalgiques, cette alternance maîtrisée semblant faire office d’un commentaire philosophique sur le monde et sur la condition... humaine (même si tout cela s’exprime via un scénario mettant en scène des animaux).

Pour toutes ces raisons, la mise en scène signé Itzik Galili de l’opéra présentée au Théâtre Mahen de Brno le 10 novembre, très « années 20 », a pu décevoir. Comme si l’excessive stylisation des éléments de cet opéra, qui reste tout de même un conte, en un spectacle d’une extrême élégance (via la chorégraphie en particulier, également confiée au metteur en scène) dévoyait au fond la sincérité profonde du compositeur dans sa façon de raconter en musique cette histoire morale et philosophique. La direction très alerte et sensible de Marek Šedivý, directeur musical du Théâtre national de Moravie-Silésie depuis 2020, en revanche, mettait très bien en valeur l’écriture si particulière du compositeur. Entouré d’une très belle équipe vocale, le chef a pu déployer en finesse tous les méandres d’une partition riche en toutes sortes de plans contrastés.

Illustration : Pavol Kubáň dans Le Charlatan (photo : Marek Olbrzymek)

Festival Janáček de Brno, du 1er au 24 novembre 2024.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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