La viole de gambe selon Lucile Boulanger

Ou comment par la magie d’un archet faire se télescoper les siècles avec bonheur.

La viole de gambe selon Lucile Boulanger

SI LA MUSIQUE EST L’ART DE LA MISE en forme du temps, il est instructif de considérer la manière dont un instrument de musique, en l’occurrence la viole de gambe, voyage à travers le temps. Née simultanément au violon, la viole de gambe se tient, comme son nom l’indique, sur ou entre les genoux. Elle s’est épanouie du XVIe au XVIIIe siècle, a été supplantée par le violoncelle pour renaître à la fin du XXe avec éclat au moment de la redécouverte de la musique qu’on appelle baroque. Mais des compositeurs d’aujourd’hui aiment sa couleur et mettent à profit ses possibilités techniques et expressives.

C’était là tout l’enjeu du récital, très intelligemment imaginé, qu’a donné Lucile Boulanger dans le cadre du Festival d’Ambronay. Élève d’Ariane Maurette, de Jérôme Hantaï et de Christophe Coin, Lucile Boulanger cultive bien sûr le répertoire et confesse une passion pour la musique d’Antoine Forqueray. Mais elle joue également des pièces spécialement composées à son intention, comme ce N31 d’Elisabeth Angot* (née en 1988) créé pour l’occasion, commande du CCR (Centre culturel de rencontre) d’Ambronay, conçu sous la forme d’une étude en quarts de ton, qui permet un échafaudage harmonique très serré à défaut de nous emmener très loin.

Le récital avait commencé par deux suites composées au XVIIe siècle : l’une de Nicolas Hotman, l’autre du Sieur de Sainte-Colombe, à qui l’on doit l’ajout d’une septième corde (un la grave) à l’instrument. Entre ces deux pages superbes, toujours d’une étonnante gravité même dans les pièces rapides, s’était glissé L’Ombre d’un doute de Philippe Hersant, qui se présente comme un ensemble de cinq miniatures inspirées de l’Orfeo de Monteverdi. On goûte la manière dont le compositeur utilise le bois de l’archet dans « Les Ombres » (comme Berlioz à la fin de la Symphonie fantastique !), dont il magnifie l’art du pizzicato dans « La harpe d’Orphée », dont il fait s’envoler le chant hors de la matière dans « Les esprits ».

Marin Marais était aussi à l’honneur dans ce récital, mais l’œuvre la plus étonnante fut sans doute la nouvelle version d’une page de Claire-Mélanie Sinnhuber (née en 1973), La Dame d’onze heures, créée à Radio France en mars dernier dans le cadre d’un cycle de concerts consacré à la viole de gambe. Sans s’embarrasser de quarts de ton, la compositrice réussit à créer des climats sonores variés, poétiques, magnifiés par le jeu à la fois concentré et plein de fantaisie de Lucile Boulanger. Une page qui franchit les époques et nous montre combien la musique, qu’elle date de quelques semaines ou de quelques siècles, est aussi un moyen de nous affranchir du temps.

Illustration : Lucile Boulanger (photographie Alix Laveau)

* Les titres de la plupart des œuvres d’Elisabeth Angot sont formées de la lettre N suivie d’un numéro.

Lucile Boulanger au Festival d’Ambronay, 23 septembre 2022.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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