La mort de Philippe Adrien
Un briseur de lieux communs
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- 17 septembre 2021
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Une maladie de caractère cérébral avait contraint Philippe Adrien à quitter en 2016 le théâtre de la Tempête, à la Cartoucherie de Vincennes, qu’il dirigeait depuis 1996. Hospitalisé depuis, il vient de mourir, le 15 septembre, âgé de 81 ans, nous apprend la Tempête que dirige actuellement Clément Poirée. C’est un très grand metteur en scène, et aussi un auteur fort original, qui vient de nous quitter. Très brillant, formidablement éloquent, il avait tout pour être un grand maître (il enseigna au Conservatoire national de 1989 à 2003, et son livre Instant par instant, paru chez Actes Sud en 1998, témoigne de son grand art de pédagogue) mais il avait gardé l’irrévérence de l’étudiant et l’incertitude du chercheur. Nourri de psychanalyse (il employait beaucoup le mot « psychologie » qui dégoûte aujourd’hui tant de prétendus modernistes), il traquait toujours l’angle ou les angles qui n’avaient pas été abordés avant lui, quand il s’agissait d’un classique, et il favorisait l’imprévu lorsqu’il s’attachait à un nouvel auteur tel qu’Armando Llamas, Arnaud Bédouet, Véronique Olmi ou Jean-Louis Bauer.
Il fut remarqué dès ses premiers spectacles et ses premiers écrits (La Baye, 1967, d’un comique grotesque, a connu un grand succès et fut reprise par Laurent Pelly). Mais, dans une activité abondante, il faut choisir et l’on se souviendra particulièrement de La Poule d’eau de Witkiewic (1980), Rêves de Cormann d’après Kafka (1984), En attendant Godot (1993), Hamlet (1996), Victor (1998). Il s’exprima sur d’autres scènes que la Tempête, montant Tennessee Willliams dans le secteur privé et Tom Stoppard à la Comédie-Française. Ayant abandonné l’écriture (il signa néanmoins quelques scénarios), il y revint en compagnie avec Jean-Louis Bauer pour, notamment, Bug ! ( 2012), dans la galerie des Glaces de Versailles Jean Genet, Michel Houellebecq, Jeff Koons, Michael Jackson… Le provocateur qu’il était aussi renaissait dans ce qui était les dernières années de sa vie d’artiste.
Ce qui a compté dans la Tempête d’Adrien, c’est la circulation des idées et des artistes. C’était l’un des endroits de France où le théâtre se renouvelait et se remettait en cause avec la plus riche des libertés d’esprit. Tant d’acteurs peuvent témoigner de la capacité d’Adrien à imaginer et à écouter, tel Bruno Putzulu qui, son élève au Conservatoire, s’est retrouvé l’un des principaux interprètes d’un des plus brillants Godot que l’on ait pu voir et évoque régulièrement son étourdissant professeur. Il a été le plus inventif des briseurs de lieux communs. En saluant sa mémoire nous pensons à sa veuve, sa famille et notamment l’acteur Pierre Lefebvre-Adrien.
Adrien parle de Victor de Vitrac :
Un Hamlet en milieu bourgeois
Nous reproduisons l’entretien que nous avions eu avec Philippe Adrien autour de sa mise en scène de Victor ou les Enfants au pouvoir de Roger Vitrac en 1998 pour la revue L’Avant-Scène Théâtre. Ce spectacle révéla Micha Lescot.
Philippe Adrien : « Encore un spectacle issu d’un exercice d’élèves du Conservatoire. Il y avait au départ une évidence : Micha Lescot, très grand garçon et brillant sujet, devait jouer Victor... Ce fut comme si ses camarades, Laurent Stocker entre autres, plus petits de taille mais tout aussi talentueux, avaient décidé de jouer la pièce pour lui servir le rôle sur un plateau. D’où cet atelier de classe qui déboucha en fin d’année sur une présentation homérique au Théâtre de l’Est Parisien. Un de ces désordres qui dans ce registre - Victor est une des seules grandes pièces surréalistes - annoncent le pire, c’est-à-dire le meilleur !
Le texte de Victor est complexe : il associe un aspect véridique et une poésie raffinée, presque ésotérique, qui au fond ne peut que se danser ! Ainsi, notre Victor, adepte du hip-hop, développait en mouvements et en gestes des correspondances magique avec la poésie verbale.
Victor s’est beaucoup joué dans le théâtre amateur, car c’est une pièce « familiale », c’est-à-dire sur une famille pour que les familles viennent y voir et entendre tout ce qui s’y trouve dénoncé : l’adultère en particulier, mais aussi le bourgeoisisme en général, ses tares et travers : mensonge, hypocrisie, bellicisme et lâcheté… Pour que la famille prenne toutes ces horreurs en plein visage ! Victor, c’est le cri de l’enfance confrontée au monde adulte. Assez comparable comme violence et comme beauté à Yvonne princesse de Bourgogne de Gombrowicz, sans doute la pièce la plus étonnante que j’aie jamais montée. Victor comporte le même aspect de mystère. A propos de la survenue d’un ange dans le monde, on se souvient de Théorème de Pasolini. Mais Victor est apparu bien plus tôt, cet ange qui dévaste tout avant d’en mourir.
Il faut atteindre à l’étrangeté, sans laquelle on n’est pas au niveau de la pièce. J’ai essayé de l’instaurer en me souvenant de la peinture de Paul Delvaux dont l’esthétique mêle nature et culture. Le décor de Gérard Didier figurait une salle de séjour bourgeoise bordée de thuyas en pots. De cette haie partaient des pétards qui évoquaient le désastre de 70 et anticipaient sur la guerre de 14. En même temps éclataient les pets de Ida Mortimart, fabuleuse compétition entre l’artillerie de Bazaine et le derrière de cette femme sublime ! Pour moi, encore une histoire de pets ! Elle est au centre de la pièce comme marque du scandale de notre culture. (…)
Sur le programme du spectacle, je mentionnais que « Victor est un Hamlet en milieu bourgeois visité par Dada et André Breton » et qu’il ne fallait pas « rater le côté 1909 ». Nous terminions la soirée par l’apparition d’un gigantesque oiseau : le monstre qui apparaissait à Victor au terme de son agonie, un cauchemar. »
Photo DR.