La Comédie-Française et les metteurs en scène d’Odette Aslan
Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée
Le monde de la recherche et la presse avaient-ils oublié le rôle, évidemment, important, des metteurs en scène à la Comédie-Française ? C’est ce que laisse entendre la grande historienne du théâtre Odette Aslan en publiant son nouvel essai La Comédie-Française et les metteurs en scène. La question eut effectivement une importance cruciale à l’entre-deux-guerres : la majorité des sociétaires était opposée à l’entrée en jeu de maîtres d’œuvre extérieurs au Français et la presse entonnait, très souvent, le même refrain hostile aux personnalités tentées d’apporter des pratiques inhabituelles dans le grand temple national. Après 1945, le problème se posa différemment. Fallait-il accepter des metteurs en scène étrangers ? Progressivement, les acteurs de notre premier théâtre y furent favorables mais un fond de nationalisme ne disparut pas totalement, alors que les étrangers, de Terry Hands à Ivo van Hove, ont incontestablement fait souffler un air nouveau. Tantôt traditionnaliste, tantôt moderniste, la Comédie-Française, comme tant d’autres institutions, a beaucoup joué la comédie d’ "Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ».
On pourrait penser l’affaire classée mais, souvenons-nous, en 2018, tous les sociétaires envoyèrent à la ministre de la Culture une lettre se plaignant que le niveau des spectacles sous la direction de Muriel Mayette-Holtz n’était pas assez élevé et que celle-ci n’invitait pas assez de metteurs en scène étrangers. C’était une démarche opposée à celle des artistes de la première moitié du XXe siècle ! Par diplomatie (Denis Podalydès, qui fut l’un des meneurs de cette révolte avec Eric Ruf, est le préfacier du livre), Odette Aslan ne rappelle pas ce conflit mais a l’élégance d’affirmer que, sur une durée équivalente, il y eut plus de metteurs en scène d’autres pays au Français pendant l’ère Mayette que sous le mandat suivant d’Eric Ruf ! Ce procès fait à Muriel Mayette-Holtz était donc bien injuste.
Le plus passionnant du livre est sans doute la première partie consacrée aux décennies 1935-1945. Les quatre mousquetaires du Cartel, Baty, Dullin, Jouvet, Pitoëff, incarnent le théâtre neuf et une maîtrise exemplaire de la mise en scène. Les acteurs de la Comédie-Française freinent des quatre fers pour que la marche en avant des champions du renouveau n’arrive pas jusqu’à la salle Richelieu. Mais, avec la nomination d’Edouard Bourdet en haut de la pyramide, les quatre avant-gardistes vont être engagés pour diriger un certain nombre de spectacles. L’époque est passionnante, avec ces lignes qui bougent et des critiques irréguliers qui s’appellent Mauriac ou Cocteau et des réguliers (Robert Kemp au Monde, Pierre Brisson au Figaro) qui n’hésitent pas à citer leurs confrères dans leurs papiers, pour guerroyer avec eux jusque dans leurs colonnes.
La seconde période telle que la conte Odette Aslan fait surtout l’objet d’un volumineux dossier historique, qui va de Terry Hands et Franco Zeffirelli à Tomas Ostermeier et Galin Stoev (pour ne citer qu’eux). Le chapitre sur Giorgio Strehler mettant en scène La Trilogie de la villégiature de Goldoni est particulièrement remarquable. Pour tous les autres spectacles, l’information est précieuse et les extraits de presse et d’archives radio abondants (même la critique internet est présente, modérément, mais l’effort est à noter). La distance prise avec l’Histoire est plus faible, évidemment. On écrit là sur un présent bouillonnant, et, dans le cas d’Odette Aslan, avec une curiosité pleine d’amitié pour les artistes. Ainsi, sur un ton qui fuit la polémique mais sans mettre de côté des anecdotes significatives, s’achève ce livre à l’angle neuf et d’une information considérable.
La Comédie-Française et les metteurs en scène, de Copeau, Jouvet… à Bob Wilson, Ostermeier... d’Odette Aslan. Préface de Denis Podalydès. Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 332 pages, 35 euros.