La Clemenza di Tito de Mozart au Grand-Théâtre de Genève
Mozart relégué dans la fosse
Quand l’air du temps remplace l’air d’un autre temps...
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- 5 novembre
- Critiques
- Opéra & Classique
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ULTIME CONTRIBUTION DE MOZART à l’opéra seria, La Clémence de Titus est souvent considérée avec une certaine circonspection par le mélomane, comme si la charge morale de l’intrigue et les conventions formelles attachées au genre seria, en si grand contraste avec l’inventivité de La Flûte enchantée, qui lui est contemporaine, ne pouvaient qu’avoir suscité une partition mineure, ou du moins pas tout à fait digne de figurer au panthéon des chefs-d’œuvre mozartiens. C’est d’abord méconnaître la grande beauté des arias et ensembles qui traversent l’œuvre. Mais c’est surtout se livrer à une sorte de procès d’intention, où le compositeur, accusé de formalisme ou, pire, de complaisance envers un « régime » esthétique (l’opéra seria) désormais supplanté par des styles plus ouverts (opéra buffa, drama giocoso et autres singspiel...), se verrait sommé de répondre de sa création devant le tribunal de la postérité. La sentence du public, fort heureusement, n’engage que lui et ne mène, autant qu’on sache, qu’à des polémiques de salon.
Mais il existe une autre forme de condamnation, qui est promesse d’enfermement, et celle-là est tout à fait pernicieuse : la captation d’une œuvre lyrique par un metteur en scène au profit de son interprétation particulière, de ses obsessions et fantasmes propres. Et lorsque ces visions rejoignent un air du temps qui leur est favorable, on peut assister, navré, à un déferlement de rhétorique, d’idéologie appliquée coûte que coûte à une œuvre qui n’en demande pas tant, de dialectique sociale et de célébration du collectif qui n’a rien de naturel dans un opéra où, justement, les chœurs ne sont pas rois... Idoménée, oui, se prêterait (et cela a d’ailleurs déjà été fait, avec profit) à une vision actualisée, où les questions d’immigration, d’enfermement, d’exil se verraient rapportées aux guerres et exils contemporains.
Mais faire de La Clémence de Titus, opéra traitant moins de la question du pouvoir que de celle des passions sentimentales (ce qui, d’ailleurs, peut être considéré comme l’une des faiblesses de l’œuvre...), le prétexte à une réflexion sur la réalité sociale et politique d’aujourd’hui me semble pour le moins contestable. Du moins aurait-il fallu, pour faire mouche, s’en tenir à la politisation des situations affichées par l’intrigue de cet opéra. L’exercice, à vrai dire, aurait été difficile, tant le livret de la Clémence penche vers la psychologie, davantage que vers la dénonciation de l’autorité.
Militantismes
Milo Rau a délibérément choisi la voie tout à la fois étroite et débordante (mais combien satisfaisante pour une conscience politique digne de ce nom) d’une appropriation de l’opéra de Mozart, au détriment de la substance de l’œuvre. En y ajoutant toutes sortes d’éléments visuels et théâtraux qui font office de déclarations d’intention militantes et humanistes, le metteur en scène affiche ses convictions mais échoue à mettre en lumière la partition mozartienne. Tout au plus tourne-t-il autour d’elle, tel un adolescent enthousiaste et agité, expliquant à ses vieux parents qu’ils n’ont rien compris au film... Et comme chez un néophyte découvrant le monde, tout y passera : l’opéra est élitiste ! Il faut ramener les petites gens et petites mains au centre de la scène : on verra donc « le dernier Genevois » (laissant entendre que la fin du monde est proche... ou simplement la fin de la Suisse ?), celui qui a installé le tapis de la salle, qui se dénude pour nous avant de se voir arracher le cœur, avec « compassion » par deux femmes chamanes : n’aie pas peur, tout va bien se passer, lui disent-elles. Un peu interloqué, nous patientons. « Kunst ist Macht » (L’art est pouvoir), affiché en grand en fond de scène, invite à l’interrogation : pouvoir de création ou pouvoir d’oppression ? La configuration du décor en une partie « campement et misère » et une autre « musée chic et art moderne » donne le ton : il s’agira de montrer que l’art appartient aux puissants et, dans cette logique, que la prétendue clémence de Titus ne sera que la marque la plus cynique de son pouvoir de détruire. Y passeront la guerre d’Ukraine, la pendaison de rebelles et toutes les nuances de la violence et de la souffrance du monde...
Utopie
« Je voulais sortir l’œuvre de son utopie opératique et la rendre à nouveau réelle, amener la réalité dans l’art. C’est le rôle des créateurs, c’est ainsi que l’art peut changer le monde » (Milo Rau, introduction à son texte de présentation dans les notes de programme du spectacle). Entre autres très contestables moments de « changement du monde », l’artiste a résolu de supprimer soudain les sous-titres de plusieurs arias de l’opéra, au profit de la mise en valeur, au premier plan, de l’histoire personnelle de tel ou tel participant à la vie du théâtre, délivrant ainsi le message suivant : le texte chanté, on s’en fiche, seule importe la vie du technicien étranger qui survit ici... Simple.
Il reste la musique et là, on ne peut que s’incliner. Sous la direction très habitée du chef tchèque Tomáš Netopil, l’Orchestre de la Suisse romande fait merveille. Les tempi souvent très vifs, la subtilité des accents, la profonde émotion qui se dégage des soli (en particulier dans ces moments, d’inspiration franc-maçonnique, où le cor de basset intervient) : tout cela fait de cette interprétation orchestrale une grande réussite. Bernard Richter est un Tito très inspiré, une voix moins ténor que de coutume, avec de beau graves, pour ce rôle assez ardu sous la plume de Mozart. Serena Farnocchia campe une Vitellia très convaincante et son air « Non pìu di fiori » enchante. Maria Kataeva en Sesto est peut-être l’interprète la plus captivante de cette distribution, tant par son engagement théâtral et scénique que par la beauté de sa voix et de son interprétation, toujours frémissante et intensément passionnelle. Le public a également beaucoup apprécié les qualités de Yuliia Zazimova en Servilia. Peut-être gênée aux entournures par la mise en scène, Giuseppina Bridelli semble un peu moins à l’aise dans le rôle d’Annio. La réalité dans l’art, n’en déplaise à Milo Rau, c’est fort heureusement l’art lui-même...
Photo : Magali Dougados
Wolfgang Amadeus Mozart : La Clémence de Titus. Avec Bernard Richter (Tito), Serena Farnocchia (Vitellia), Mria Kataeva (Sesto), Yuliia Zasimova (Servilia), Giuseppina Bridelli (Annio), Mark Kurmanbayev (Publio). Mise en scène : Milo Rau. Chœur du Grand Théâtre de Genève ; Orchestre de la Suisse romande, dir. Tomáš Netopil. Grand-Théâtre de Genève, 23 octobre 2024.