Iphigénie en Tauride, ou l’esprit de la danse
Une chorégraphie héritière de Pina Bausch et une direction très inspirée.
AVEC L’AVANT-DERNIÈRE DE SES ŒUVRES LYRIQUES, Iphigénie en Tauride, créée à l’Académie Royale de Musique en 1779, Gluck concentre et déploie avec superbe tout ce qui fondait ses opéras précédents. La fameuse réforme qui lui est attribuée et qui influencera si profondément les opéras de Mozart (et jusqu’à ceux de Wagner) consistait en particulier à unifier le discours musical par d’amples séquences libérées du carcan de l’opéra dit « à numéros » (aria, récitatif, chœur, interlude, etc.) et à imaginer pour cela, bien plus qu’une simple réforme stylistique, un nouveau type de dramaturgie. Et pour le metteur en scène d’aujourd’hui, c’est bien le moins que de reprendre à son compte l’imagination d’un tel compositeur pour proposer au spectateur une vision de l’œuvre pouvant rivaliser d’inventivité avec celle de son créateur.
Découvrant à Rouen la fascinante mise en scène d’Iphigénie en Tauride par Robert Carsen (présentée pour la première fois en France au Théâtre des Champs-Élysées en 2019), on se rappelle la magnifique réalisation de l’Orpheus und Eurydike (version allemande, de la plume du compositeur, de son Orphée et Eurydice) créée en 1975 par la chorégraphe Pina Bausch à Wuppertal et reprise, depuis, maintes fois à travers le monde. Avec son austérité, l’expressivité de ses noirs et blancs et la force de son geste chorégraphique, Pina Bausch atteignait la chair nue de l’émotion gluckiste, bien mieux que n’aurait pu le faire une mise en scène purement théâtrale.
Au-delà de la mise en scène
Robert Carsen semble suivre le même chemin : en confiant au chorégraphe Philippe Giraudeau la tâche d’animer la musique de Gluck, de la rythmer, de donner aux grandes vagues lyriques qui se succèdent dans l’opéra quelque chose comme un équivalent visuel, il prend un parti audacieux mais extraordinairement efficace. Peut-être d’abord parce que la musique profondément prenante de Gluck, souvent poignante dans ses rythmes obsédants, ses déferlements passionnels et ses motifs pleins de tendresse, nécessite une mise en image susceptible d’aller au-delà de la simple représentation scénique. Gluck rejoint en cela Monteverdi : tous deux ont cette capacité rare de donner à la musique elle-même toute sa charge de théâtralité et de drame, sans qu’il soit besoin, en un sens, de la représenter. Et quel meilleur moyen que la danse pour relayer la puissance en creux que recèlent de pareilles partitions ?
L’esprit de la danse
Mais il y faut aussi un chef d’exception, capable de saisir d’un seul geste la force dramatique de la musique, l’esprit de la danse qui la caractérise fondamentalement (faisant de Gluck un excellent héritier de Rameau) et les séquences d’apaisement et de beau chant qui la traversent – pour enfin réunir ce faisceau d’énergies divergentes en une direction cohérente, riche, qui puisse captiver, séduire, émouvoir. C’est indéniablement le cas de Christophe Rousset, ici non pas à la tête de l’ensemble qu’il a créé et qui fête ses 30 ans cette saison, Les Talens Lyriques, mais à celle de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, qui lui répond magnifiquement.
Prise de rôle pour une Iphigénie bien entourée
Action et émotion, déploiement paisible du beau chant et scènes haletantes s’entrelacent de façon si étroite dans cet opéra que seuls des chanteurs aguerris, pense-t-on, peuvent s’y affronter. Mais l’on découvre justement avec admiration la façon dont la jeune Hélène Carpentier (« Révélation classique » de l’ADAMI en 2018) a repris le rôle au pied levé, travaillant cette partition redoutable en un temps record, pour remplacer Véronique Gens, malheureusement contrainte de renoncer pour des raisons personnelles. Sa présence subtile, la douceur de son visage et de ses gestes et déplacements, un timbre prenant, une belle amplitude de la voix (pour un rôle au vaste ambitus) sont des atouts-maîtres. Il nous a semblé, cependant, que l’artiste forçait quelque peu son timbre naturel pour atteindre à une puissance qui ne lui est peut-être pas naturelle. Lisant dans sa biographie déjà impressionnante qu’elle a chanté Micaëla et qu’elle projette Pamina, on se demande si un rôle tel que celui d’Iphigénie est bien fait pour elle et si, poursuivant sur cette voie, elle ne risque pas d’y abimer prématurément sa voix. Malgré l’exploit qu’elle réalise ici, l’auditeur rester un peu sur sa faim d’une voix dotée de plus grandes réserves : car Hélène Carpentier semble chanter constamment aux limites de ses capacités et cela finit par fatiguer un peu l’écoute. Sa diction française un peu problématique est un autre manque - sauvé par le sur-titrage, mais enfin…
Ses partenaires lui donnent la réplique avec superbe, en particulier le jeune ténor américain Ben Bliss, bouleversant Pylade et parfaite diction française et l’excellent baryton Jérôme Boutillier (Oreste) – alliant tous deux un très beau sens théâtral et un lyrisme vocal qui force l’admiration. Leur « couple », si merveilleusement mis en exergue par la musique de Gluck dans cet opéra, nous a conquis. Ainsi a-t-on pu savourer dans toute sa plénitude l’alliage de grandeur tragique et d’humaine tendresse qui caractérise ce chef-d’œuvre.
Photo : Marion Kerno - Agence Albatros
C.W. von Gluck : Iphigénie en Tauride. Hélène Carpentier (Iphigénie), Jérôme Boutillier (Oreste), Ben Bliss (Pylade) ; Pierre-Yves Pruvost (Thoas) ; Iryna Kyshliaruk (Diane), Sophie Boyer (Première Prêtresse). Orchestre de l’Opéra Rouen Normandie, dir. Christophe Rousset, mise en scène : Robert Carsen, chorégraphie : Philippe Giraudeau. Théâtre des Arts de Rouen, 1er mars 2022.