Futur proche de Jan Martens
Hanter la Cour d’honneur
Jan Martens a réussi le pari de ne pas se laisser écraser par l’architecture du lieu tout en ne cherchant pas à la meubler d’artifice. Sa chorégraphie évitant l’épisodique a tracé l’incertain futur d’une planète mal habitée.
Sur une rambarde en ciment délimitant la terrasse du gîte qui nous accueille durant chaque festival depuis quelques années, une colonie de fourmis s’est établie. En prenant le petit déjeuner, il est loisible de les observer. Elles assument des comportements divers. Et ce, du matin au soir, indéfiniment. Une file trace tout du long un défilé double qui va vers l’avant et qui retourne vers l’arrière. Certaines fourmis courent droit ; d’autres semblent toucher quelquefois une congénère de la file parallèle comme pour échanger un message et du coup bifurquent ou non. Certaines quittent par moments la bande et explorent les côtés. Il y a une organisation ininterrompue où chacune semble avoir son rôle à jouer et dans laquelle tout le monde est concerné.
Peut-être Jan Martens, dans une vie antérieure, a-t-il été fourmi. Autour et alentour d’un long banc de dix-huit mètres divisant l’espace scénique, il a organisé ses danseurs. Il leur a permis d’être des individualités que soulignait la tenue vestimentaire de chacun. Il les a intégrés dans une collectivité. Chacun a eu l’occasion d’affirmer qui il est. Chacun s’est soumis quand il le fallait au rythme et au mouvement de l’ensemble.
Le banc de Joris van Oosterwijk se présente comme une frontière (et en matière de frontière, surtout interne, la Belgique possède une belle expérience), c’est-à-dire un barrage qui empêche la libre circulation, qui présuppose des différences de modes de vie, de culture. Qui décourage donc le passage autant qu’il incite à la transgression. Un banc, fonctionnellement, c’est aussi un lieu où se poser, où rencontrer d’autres personnes afin d’échanger avec elles. C’est l’endroit des promeneurs, des amoureux, des retraités, des clochards, des gosses, des prédateurs pédophiles, des pique-niqueurs d’un moment… C’est l’instrument de grimpettes, de poursuites escaladées, de sauts galipettes.
Un peu décalé par rapport au centre, un clavecin détermine la place de Goska Isphording, la musicienne qui accompagnera le ballet. C’est elle, sur un instrument considéré comme désuet, qui jouera des compositions contemporaines. Elles seront saccadées, répétitives, scandées avec des rythmes sans cesse remis en question. Elles auront d’intenses moments de fluidité quasi mélodiques ainsi que des violences rêches.
Subtile cohabitation de l’harmonie et de l’indépendance, la chorégraphie de Martens commence par des gestes personnels, affirmation d’une présence unique. Ce ne sont pas des mouvements traditionnels. Ce sont des affirmations d’une existence individuelle, selon l’âge, le sexe, la morphologie. Une gestuelle présentation d’identité aussi marquée qu’une reconnaissance faciale.
A d’autres moments, ce sont assemblements. Duos, trios ou davantage. C’est ludique et le plaisir se discerne sur les visages et dans les corps. Connivence entre les groupements, parodie souriante par instants. Le vivant se vit, se perçoit, se répand. Il est vivace, tourmenté, jubilatoire, extraverti, méditatif. Il explore les registres d’être.
Et tandis que les rencontres se tissent ou se défont par des silhouettes rendues petites à cause de l’immensité du lieu, soudain, par caméra interposée, ce sont quelques-uns qui envahissent les murs de leur image en gros plan projetée. Insertion du virtuel dans le réel. Confrontation de l’ordinaire et du gigantisme. Focalisation sur des détails alors que l’ensemble s’affirme sans discontinuer.
Sportif ou esthétique, le ballet se poursuit mêlant acrobatique et souplesse, marches entravées, avancées entrecoupées, sautillements. Inutile d’y rechercher des allusions précises à ce qui attend la planète. Il s’agit d’abord de ressenti. Et puis, il y a ces phrases lancées sur les murs : des prévisions en 1900 sur ce que serait l’avenir d’aujourd’hui qui font rire, sourire ou frémir. Alors est venu le temps du rituel baptismal.
Les danseurs vont chercher de l’eau qu’ils versent dans une grande cuve. On joue avec l’eau comme des écoliers, spontanément. Par groupe de quatre ou cinq, selon un rituel précis qui se reproduit, les voici qui s’immergent, ressortent, s’essuient, repartent. Purifiés ? Sanctifiés ? Manipulés ?
Le banc unique s’est démantelé, fragmenté. N’est plus barrière mais n’est plus protecteur. L’ordre rigide simpliste laisse place à la dispersion, l’incertitude. Demain sera. Demain laisse pantois. Demain est à inventer. Demain est en question.
Avignon In 2022 Cour d’Honneur du Palais des Papes 19>24 juillet 21h30 Durée 1h30
Tournée :
23/09>01 octobre De Singellien Anvers [Be]
18>26 novembre Vlaamse Opera Gentlien Gand [Be]
21-22 décembre Internationaal Theater Amsterdam [Nl]
20>22 mars 2023 Amarelien La Haye [Nl]
25 mars Festspieelhaus Sankt-Pölten [Au]
21 avril Cultuurhuis De Warandelien Turnhout [Be]
26>28 avril Théâtre de la Ville Paris
10 mai Concertgebouw Bruggelien Bruges [Be]
Zoë Ashe-Browne, Viktor Banka, Tiemen Bormans, Claudio Cangialosi, Morgana Cappellari, Brent Daneels, Matt Foley, Misako Kato, Nicola Leahey, Ester Pérez, Taichi Sakai, Niharika Senapati, Paul Vickers, James Vu Anh Pham, Rune Verbilt, Kirsten Wicklundet les enfants en alternance Merel Amandt, Gaiane Caforio, Caroline Gratkowksi et Elodie Grunewad
Chorégraphie : Jan Maertens
Musique : Peteris Vasks, Janco Verduin, Anna Sigríður Þorvaldsdóttir, Erkki Salmenhaara, Graciane Finzi, Aleksandra Gryka
Clavecin : Goska Isphording
Scénographie : Joris van Oosterwijk
Lumière : Elke Verachtert, Jan Martens
Vidéo : Stijn Pauwels
Son : Brecht Beuselinck
Costumes : Jan Martens, Joris van Oosterwijk
Son : Brecht Beuselinck
Dramaturgie : Tom Swaak
Répétitions de danse : Tara Jade Samaya
Conseils artistiques : Rudi Meulemans, Marc Vanrunxt, Carolina Maciel de França
Production : Opera Ballet Vlaanderen
Coproduction : Festival d’Avignon
Soutien : GRIP, François Ryelandt (pour le clavecin)
Associé : Opera Ballet Vlaanderen
Photo © Christophe Raynaud de Lage Avignon