Fracasse, l’autre voyage des comédiens
Daniel Mesguich met en scène sa propre pièce, un chant d’amour fou pour ce pays qu’on appelle le théâtre et pour ses habitants.
« LE CAPITAINE FRACASSE » DE THÉOPHILE GAUTIER (1863) est l’un des plus beaux livres qui soient. Roman de cape et d’épée, roman historique, roman d’initiation, Le Capitaine Fracasse met en scène le jeune baron de Sigognac, héros solitaire qui vit avec son seul valet dans un château délabré du Gers. Arrivent un soir des comédiens égarés, auxquels il accorde l’hospitalité puis avec lesquels, pour tromper l’ennui et la mélancolie qui composent son destin, il part sur les routes. Il est vrai que le baron est aussi transporté par l’amour qu’il voue à Isabelle, l’une des comédiennes de la troupe. Daniel Mesguich a repris la trame de ce roman pour en faire une pièce, Fracasse, la première qu’il signe en tant qu’auteur et qu’il met en scène au Théâtre Dejazet, là où déjà il avait ressuscité en 2019 La Mort d’Agrippine de Cyrano de Bergerac.
Ressusciter : en s’emparant de l’histoire imaginée par Gautier, Daniel Mesguich a eu l’idée de donner corps et âme aux comédiens de l’histoire ; ce ne sont plus des acteurs appauvris qu’invite Sigognac mais les âmes errantes de comédiens illustres qui ont nom Adrienne Lecouvreur, Mounet-Sully, Rachel, Réjane, Bocage et autre Cécil Sorel. Comme les dieux de L’Or du Rhin privés des pommes d’or de Freia, il leur faut retrouver la jeunesse et la vie, en un mot le jeu ; c’est-à-dire la scène, le théâtre, l’illusion, qu’elle soit comique ou tragique. Et c’est Sigognac, bien sûr, parti avec eux, qui leur redonnera l’occasion non pas d’être de nouveau eux-mêmes, mais de redevenir les personnages qu’ils sont appelés à être.
Gautier mais aussi Diderot
Riche de sa connaissance intime des grands textes, Daniel Mesguich a bien sûr écrit une pièce cultivée. On reconnaîtra, exemple entre mille, les clins d’œil à Hamlet (ah, le spectre ! ah, la scène des comédiens !), et on ne s’étonnera pas qu’au jeu des mises en abyme, le baron de Sigognac se mette en cours de route à écrire la pièce dont il est l’acteur depuis le début. Les costumes de Dominique Louis, les décors et accessoires proviennent eux-mêmes de spectacles conçus par le passé, de Boulevard du boulevard à la succession des versions d’Hamlet auquel notre metteur en scène revient régulièrement comme à un objet aperçu dans la perspective d’une galerie aux miroirs sans fin. Daniel Mesguich est un virtuose dès qu’il s’agit de donner chair à une idée, dès qu’il s’agit de la rendre tangible, et sa mise en scène peut être goûtée tout entière comme une fantaisie d’après Le Paradoxe sur le comédien de Diderot. Des alexandrins bien troussés télescopent ici des réflexions sur le théâtre et sa nécessité, sans que jamais le propos se fasse didactique, car la promesse est d’enchanter et non pas de démontrer.
Les comédiens de Fracasse sont tous élèves, ou anciens élèves, du cours Mesguich. Certains ressemblent encore un peu trop à leur modèle, mais leur manière de prononcer le texte, de le faire entendre, d’y croire car il s’agit de leur bible, de ne pas le marmonner en s’avachissant, de le dire avec éclat au contraire, et avec le légitime orgueil du comédien qui déclame, qui considère qu’il y a un monde et une musique dans chaque mot, de ne pas escamoter les « e » muets, a quelque chose d’exaltant. En ces temps de ricanement et de haine de soi, ce spectacle est évidemment intempestif : ni l’éternel, ni l’éphémère ne sauraient être l’otage des lubies de notre époque. Car il s’agit ici, pour l’auteur comme pour le metteur en scène, pour les comédiens comme pour les personnages, de s’émerveiller. Le dieu du théâtre est en eux : Fracasse est aussi une représentation de l’enthousiasme.
Illustration : photo Léa Magnien
Daniel Mesguich : Fracasse. Avec Isabelle Eulry, Jordane Hess, Yohan Leriche, Laurine Mével, Myriam Pruche, Joaquim Séchaud, Louis Astier, Baptiste Desdchamps, Ariane Ducasse, Sasha Herschtritt, Léna Magnien, Dorothée Malfoy, Shen Masquida, Selma Roche, Louis Roméo. Mise en scène de Daniel Mesguich. Jusqu’au 22 octobre 2022 au Théâtre Dejazet.