Cornemuse et enchantements
Le Théâtre national de Prague présente Švanda Dudák de Weinberger.
PARALLÈLEMENT À LA SOMPTUEUSE PRODUCTION de Ball im Savoy de Paul Abraham, le Théâtre national de Prague présentait en octobre une autre œuvre lyrique fort célèbre en son temps : Švanda Dudák (« Schwanda, le joueur de cornemuse ») de Weinberger, poursuivant ainsi, sous le titre de « musica non grata », la programmation très bienvenue d’œuvres de compositeurs disqualifiés par le régime nazi. Jaromír Weinberger (1896-1967) connut un immense succès grâce à ce premier opéra, créé à Prague en 1927. Juif, Weinberger sera contraint de fuir l’Europe, s’installant à New York, puis en Floride, où il se suicidera en 1967.
La carrière internationle d’un conte tchèque
Très rapidement après sa création, le livret de la plume de Miloš Kareš sera traduit en allemand par Max Brod (celui-là même à qui l’on doit la traduction allemande des opéras de Janáček) et c’est sans doute grâce à cette nouvelle version que Švanda Dudák pourra être joué à Breslau, Berlin, Vienne, puis en version anglaise à New York et Londres. Bien qu’il ait composé ensuite d’autres opéras, dont Wallenstein, le plus connu après Švanda Dudák, ainsi que des opérettes, entre autres, Weinberger est resté dans les mémoires comme le musicien d’une seule œuvre, dont le succès quasi planétaire éclipsera tout le reste de sa production. Peut-être d’abord parce que le conte dont l’opéra s’inspire s’ancre dans le folklore tchèque et parle à tous : dans le monde tchèque, par la charge nationale d’une histoire issue du fonds populaire et dans le monde tout court, par l’universalité des thèmes qui le parcourent. L’histoire est à la fois touffue, à multiples rebondissements et d’une efficacité qui lui permet de s’adresser à un large public : enfants et adultes, chacun y trouvant, selon son âge et son expérience, les significations qui lui sont accessibles... Un couple : le cornemuseux et sa femme, un bandit qui convainc le musicien de parcourir le vaste monde pour y connaître la gloire, une reine contractuellement acoquinée avec le Diable et qui de ce fait possède un cœur de glace et surtout : l’enchantement suscité par la musique, qui dénouera tous les conflits, pour une issue heureuse, de belle et efficace convention.
Un opéra folklorique... et bien davantage
C’est bien la musique qui donne à cette histoire pseudo-naïve toute sa charge de profondeur et de poésie. Car la partition de cet opéra ne peut, bien sûr, se contenter des effets ressassés de la musique folklorique. Même si, comme chez son compatriote Smetana (dont il a parfois été reproché à Weinberger de s’inspirer un peu trop directement), polka et furiant (danse vive du folklore tchèque) viennent donner piquant et croquant, verve et brio, effervescence et exaltation à une écriture musicale par ailleurs savante et touffue. Parmi les extraits les plus fameux de l’œuvre, c’est d’ailleurs les belles « polka et fugue », dont les sonorités semblent directement inspirées par les danses de l’opéra La Fiancée vendue de Smetana, qui tiennent le haut du pavé, confirmant ainsi l’ancrage folklorique de l’œuvre, ou du moins la case dans laquelle le public s’obstine à la ranger…
Pourtant, dès l’ouverture, l’auditeur en est informé : c’est bien de musique savante qu’il s’agit – et combien brillante ! Luxuriance de l’orchestre, harmonies subtiles, brio et mystère : tous les ingrédients sont en place pour l’élaboration d’une partition d’une immense richesse. Même si l’œuvre se voit souvent cataloguée comme opérette, au long des commentaires que l’on peut lire ici ou là dans les articles sur Weinberger, l’orchestre est bien un orchestre d’opéra, que l’on peut qualifier de postromantique, comme on le ferait pour celui de certains opéras de Richard Strauss ou pour cet autre conte qu’est l’opéra de Humperdinck Hänsel und Gretel. La veine folklorique ne s’y fait sentir qu’au bout de quelques minutes, par les jeux de répétition et les symétries, mais aussi le monde de l’opéra léger par la verve mélodique et surtout la célébration de la veine « nationale » tchèque, par un beau et large thème d’esprit hymnique, comme peuvent l’être par exemple certains thèmes qui prennent le cœur dans les différents épisodes symphoniques de Má Vlast (« Ma patrie ») de Smetana… Ce riche décor planté, il va s’agir pour Weinberger de dérouler une histoire simple, susceptible de captiver et d’émouvoir le plus grand nombre, ce à quoi il réussit superbement.
Hors même l’engagement de ses interprètes (orchestre, chef et chanteurs), la production pragoise de Švanda Dudák a pu séduire par la polychromie de ses images et le caractère débridé de la mise en scène – donnant à tous les personnages une éloquence gestuelle et une certaine évidence dans l’expression. Mais ce fut aussi, peut-être, le point faible du spectacle. Comme si, à force de vouloir mettre l’accent sur les aspects populaires du conte, la mise en scène peinait à en rendre les couleurs plus sombres ou la profondeur. S’ajoute à cela un remplissage un peu systématique de la scène, suscitant une certaine lassitude chez le spectateur. Ne sachant plus où porter son regard, on perd également le fil de l’écoute, en une synesthésie plutôt contre-productive… Tout cela étant dit, la force de conviction et le talent de tous les artistes, une chorégraphie gratifiante et séduisante, mettant au mieux en valeur les rythmes de Weinberger, ont pu emporter l’adhésion du public, qui a salué de ses acclamations un travail de grande qualité.
Photo : Ilona Sochorová
Jaromír Weinberger : Švanda Dudák. Svatopluk Sem (Švanda), Alžběta Poláčková (Dorotka), Jaroslav Březina (Babinský), Kateřina Jalovcová (la Reine). Vladimír Morávek (mise en scène), Martin Chocholoušek (décors), Lucie Mertová (chorégraphie). Chœur et Orchestre du Théâtre national de Prague, direction : Zbyněk Müller. Théâtre d’État de Prague, 9 octobre 2022.