Ariane à Naxos de Richard Strauss à l’Opéra de Rouen
Une conjonction heureuse entre opéra et vidéo
Quand l’esprit de la mise en scène rencontre celui de l’œuvre.
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- 30 novembre
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SI L’USAGE DE LA VIDÉO dans les mises en scène d’opéra semble si souvent arbitraire et problématique, voici une production qui fait brillamment exception. Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil qui réalisaient tout dernièrement pour l’Opéra de Rouen la mise en scène d’Ariane à Naxos de Richard Strauss ont fait mouche précisément grâce à cet outil, qui devenait entre leurs mains un véritable révélateur de la vérité des personnages. Et lorsque l’on parle de vérité à propos de l’art de Strauss, comme de celui de son librettiste, l’immense dramaturge Hugo von Hofmannsthal, on ouvre une question essentielle et d’une richesse infinie. « Ariane, abandonnée par Thésée, consolée par Bacchus, en bref Ariane à Naxos, c’est un peu comme Amour et Psyché, quelque chose que chacun se représente, ne serait-ce que comme des figurines de plâtre », écrit Hofmannsthal à Strauss en juillet 1911. Et plus loin : « Dois-je vous dire encore quelque chose de Bacchus ? Selon moi, il se pourrait qu’au beau milieu de votre travail, vous vous posiez soudainement la question : qui est Bacchus ? Qui cache ce masque, dès lors qu’ici tout n’est que masques de la vie d’en haut comme de celle d’en bas ? ».
D’une certaine manière, l’idée même du masque, et surtout la construction d’Ariane à Naxos par Strauss et Hofmannsthal en un diptyque qui voit, dans le premier acte, la préparation par un ensemble d’artistes ancrés dans la réalité artisanale de leur art d’un objet lyrique (le second acte) qui va leur permettre de s’élever au rang de véritables personnages d’opéra, dont l’irréalité recouvrira subtilement leur personnalité de comédiens-chanteurs : tout cela offre une opportunité de toute beauté à l’invention d’une mise en scène qui exploite ce double plan (réalité psychologique de l’acteur/fiction lyrique du personnage) pour en faire un dispositif théâtral.
L’acteur et son rôle
L’idée de génie chez Strauss et Hofmannsthal, pour la version définitive d’Ariane à Naxos, cet ajout d’un prologue représentant la préparation d’un opéra, qui va permettre de mettre en relief et de justifier, par le conflit qui oppose les personnages du prologue, l’alternance dans l’opéra proprement dit (seconde partie de l’œuvre), d’éléments venus de l’opéra seria, de l’opéra buffa et de la commedia dell’arte, les deux metteurs en scène la reprennent et l’approfondissent en faisant porter leur travail, non plus seulement sur le mélange des genres seria et buffa, mais sur cette arête étroite qui permet aux personnages de la première partie de basculer dans la seconde vers la version fictive de leur identité : le rôle.
Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil, en somme, s’emparent avec force de la charpente même de l’opéra de Strauss pour produire, comme par déduction logique, un nouvel édifice qui radicalise la « proposition » initiale (comme on le dit aujourd’hui de toute entreprise artistique...) de Strauss et Hoffmannsthal pour apporter une contre-proposition convaincante. La vidéo permettra ainsi de suggérer la ligne parallèle à l’action représentée sur scène c’est-à-dire le cours des pensées et les états d’âme des chanteurs qui se cachent derrière les rôles. Mais bien entendu, ces pensées et états d’âme fugitivement révélés (l’arrogance de Bacchus qui recouvre la vulnérabilité et la dépression du chanteur qui l’incarne, par exemple) ne sont pas non plus réels... Car il ne s’agit pas de remplacer la fiction par la réalité, pour rétablir une « vérité » toujours hypothétique, mais bien d’ajouter de la fiction à la fiction, en une mise en abyme autrement plus intéressante qu’une simple insertion d’éléments de réalité dans la fiction lyrique. On se permettra ici de mentionner, à titre de contre-exemple, un spectacle vu récemment, La Clémence de Titus au Grand Théâtre de Genève, dans la mise en scène de Milo Rau, où, précisément, la référence à la réalité de la vie des interprètes et techniciens du spectacle n’apportait rien d’autre que la tentative d’imposer le réel dans l’art... au détriment du projet mozartien.
Plage, amphithéâtre et salle de banquet
Cette démarche théâtralement subtile tire toute sa force d’une scénographie également très réussie, que les deux artistes, réunis en une compagnie portant le nom de « Le Lab », réalisent eux-mêmes, avec la collaboration de Christophe Pitoiset. Un rappel de l’intrigue du Prologue : l’action se déroule dans la maison d’un riche bourgeois de Vienne, donnant une fête, pour laquelle on a aménagé un petit théâtre. Compositeur, chanteurs, machinistes, serviteurs – tous s’affairent pour y préparer la représentation d’un petit opéra seria, Ariane à Naxos, selon le vœu du maître des lieux. Mais une annonce du majordome, venant transmettre les desiderata de son maître, provoque le conflit : il faudra finalement qu’un opéra buffa suive l’opéra seria, pour alléger un peu le sérieux de l’affaire. Et, ajoute-t-il, il ne faudra pas non plus dépasser une certaine durée, car un feu d’artifice est prévu à l’issue du spectacle. Le Compositeur (rôle de soprano) est effondré, tout ce petit monde s’affole, avant un nouveau coup de théâtre : selon la nouvelle consigne du maître de maison, on devra finalement entremêler les deux genres (sérieux et divertissant) en une œuvre mi sérieuse, mi divertissante, car on manque de temps pour donner les deux genres successivement.
On le comprend : c’est bien, dans le scénario tel que conçu par Hofmannsthal, le maître de maison (qui n’apparaît jamais en personne, mais délègue l’annonce de ses desiderata à son majordome) qui détient l’autorité et régit en somme toute l’intrigue de l’opéra. Et c’est en se fondant sur ce fait que la mise en scène fait apparaître, sur un plan supérieur à celui de la scène, une sorte de salle à manger luxueuse et froide, où les décisions se prennent, et à laquelle ne peuvent accéder les artistes : lieu du pouvoir et du règne des désirs les plus arbitraires. La « simple » vision régulièrement confirmée au long du prologue, de cet étage du pouvoir où se décide le sort des acteurs et la substance de la musique qu’ils devront interpréter permet au spectateur de saisir dans toute sa violence, mais aussi dans toute sa subtilité, le réseau dans lequel sont emprisonnés les personnages qui, tels des marionnettes, en sont réduits à mettre en œuvre une intrigue dont ils ne sont pas les maîtres...
Quant au décor de l’opéra proprement dit (le second acte), il se présente comme une sorte d’intermédiaire entre une plage, un amphithéâtre et une salle de banquet, permettant de faire intervenir les différents personnages, sans les faire disparaître lorsqu’ils ne chantent plus, ce qui est bienvenu. La réussite de l’entreprise est bien sûr également entre les mains des différents interprètes, à qui il faut ici rendre hommage, tant la finesse de leur jeu et leur investissement dans la partition sont convaincants. La direction musicale de Ben Glassberg à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie est aussi acérée, subtile et changeante que la partition de Strauss l’exige. Une belle réussite que ce spectacle !
Photo : Julien Benhamou
Richard Strauss : Ariane à Naxos. Avec Sally Matthews (La Prima donna/Ariane), John Findon (Le Ténor/Bacchus), Paula Murrihy (Le Compositeur), Caroline Wettergreen (Zerbinette), Grégoire Mour (Brighella/Un Maître de ballet), Robert Lewis (Scaramouche/Un Officier), Leon Košavić (Arlequin/le Laquais/un Perruquier), David Shipley (Truffaldin), William Dazeley (Un Maître de musique), Yerang Park (Naïade), Aliénor Feix (Écho), Fabien Leriche (Le Majordome). Mise en scène, scénographie et costumes : Jean-Philippe Clarac & Olivier Deloeuil ˃ Le Lab ; lumières : Rick Martin ; réalisation vidéo : Pascal Boudet. Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, direction : Ben Glassberg. Opéra de Rouen, 15 novembre 2024.