Alain Kremski, le piano et l’Orient
Au Théâtre de l’île Saint-Louis, Alain Kremski donne un récital concentré en forme de méditation. Il nous parle ici de l’amour qu’il éprouve pour le piano, la voix humaine et les bols tibétains.
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- 24 septembre 2014
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Il est un lieu délicieux et discret, non loin du pont Marie, dans le quatrième arrondissement de Paris, qui propose des récitals, des concerts de mélodies, de la musique de chambre, devant quelques dizaines de spectateurs qui tout à coup se sentent élus : le Théâtre de l’île Saint-Louis. Alain Kremski est un familier de cet endroit. Compositeur et pianiste, il y joue des œuvres qu’on a peu l’habitude d’entendre, signées par des créateurs qu’on connaît surtout par leurs livres (Nietzsche, Pasternak) ou par des esprits aventureux qui, comme Alain Kremski lui-même, sont allés chercher en Asie d’autres respirations (Gurdjieff). Ce qui ne l’empêche pas d’aborder Liszt ou les Gnossiennes de Satie, le tout dans une ambiance qui prête au recueillement davantage qu’aux applaudissements intempestifs.
Alain Kremski, comment a commencé pour vous la grande aventure de la musique ?
— C’était à Paris, dans le septième arrondissement. Mon père Serge Petitgirard, ancien élève de Cortot et d’Yves Nat, donnait des leçons de piano. Mon frère, le chef d’orchestre et compositeur Laurent Petitgirard, a gardé le nom de notre père. Moi, j’ai pris le nom de ma mère, née Kremska, ce qui, en polonais, donne au masculin Kremski. A deux ou trois ans, j’étais à quatre pattes sous l’instrument. J’ai appris mes notes avant mes lettres, car il était évident que je serais musicien. Mais quand les choses sont trop évidentes, il faut toujours détruire et mourir pour renaître.
Comment s’est effectué ce passage ?
— Par le biais de la fascination que j’ai éprouvée pour l’Asie, l’Orient, le bouddhisme tibétain, les instruments de temple : bols chantants du Tibet, bols bouddhiques sacrés du Japon, grands bols de cérémonie, gongs, cloches, etc. Enfant, j’ai vu un film d’aventures précédé par un court métrage sur les moines bouddhistes : j’ai retrouvé là quelque chose que je portais déjà en moi, et j’ai suivi cette nouvelle direction. Or, en France, on aime bien mettre les gens dans des tiroirs : si d’une part vous jouez Chopin et que d’autre part vous utilisez des bols, vous n’êtes pas compris. Puis, dans un troisième temps, je me suis rendu compte que le piano lui aussi était important dans ma vie, et j’y suis revenu.
Vous êtes aussi compositeur et vous avez remporté le Grand Prix de Rome…
— A vingt-deux ans, oui, et j’étais trop jeune pour comprendre la chance qui m’était donnée de me retrouver à la Villa Médicis. A cette époque, le directeur était le peintre Balthus. Il m’emmenait la nuit dans les jardins écouter les rossignols. Un soir, il m’a fait cet aveu : « Ne le dis à personne, mais avant de peindre, je prie ». Comme il en a parlé dans ces mémoires, je peux maintenant livrer ce secret. Balthus m’a poussé à m’intéresser à la littérature, à l’architecture, à la peinture, car il savait qu’en tant que jeune musicien, je ne connaissais rien d’autre que la musique. J’ai sillonné l’Italie, j’ai admiré Giotto, je suis allé à Padoue, à Florence, à Venise. La peinture, en m’enseignant le jeu du proche et du lointain, du plein et du vide, de l’ombre et de la lumière, a fini par influencer ma perception de la musique.
Vous croyez donc aux rapports qui lient la musique et la peinture…
— On les trouve déjà chez Kandinsky et Scriabine. Est-ce qu’on ne parle pas de couleur pour définir un timbre instrumental ?
Oui mais c’est un pis-aller, une métaphore plus ou moins habile. On utilise les mêmes images pour parler du vin.
— Il y a selon moi une confusion entre le rapport direct et l’influence. Je m’explique : il faut toujours tenir compte de l’intention du compositeur et de la manière dont l’auditeur écoute. Nous avons trois nourritures : les aliments que nous mangeons, l’air que nous respirons, qui est déjà plus subtil, et puis les impressions. Toute image provoque une impression, toute impression peut provoquer une association. Une nuit sur le mont chauve éveille chez moi des associations mentales, la Messe de Stravinsky ne provoque qu’un sentiment religieux très fort. Entre musique et paysage, musique et nature, les rapports sont souterrains, presque jungiens. Personnellement, je ne peux pas écrire une œuvre si je n’en ai pas le titre d’abord. D’ailleurs Stravinsky lui-même, qui affirmait que la musique n’exprime rien que ce qu’elle exprime, a donné des titres à presque toutes ses œuvres : Le Sacre du printemps, Perséphone…
Oui mais ce sont des œuvres scéniques !
— Peut-être mais prenez Debussy : lui aussi a donné des titres à toutes ses partitions, qu’il s’agisse de La Mer, de Jeux, etc. Et je ne suis pas certain qu’il ait imaginé les titres poétiques de ses Préludes uniquement pour faire plaisir à son éditeur.
Outre Balthus, avez-vous subi d’autres influences essentielles ?
— Oui, celle de Nadia Boulanger. Quand j’avais dix ans, mon père m’a fait préparer une fugue de Bach pour que je la joue devant elle, mais je n’ai pas dépassé les trois premières notes : Mademoiselle, comme on l’appelait, m’a fait comprendre que le pianiste devait ressentir l’unité qui est régie par son corps, son sentiment et son mental. J’aimerais également citer Messiaen qui avait une sorte de bonté pour tous mes défauts musicaux. Un jour il a écrit pour l’Académie des beaux-arts une analyse d’une de mes œuvres, qui se terminait par ces mots : « J’aime cette méditation si pure ». Messiaen est le seul qui m’ait encouragé quand j’ai enregistré des disques de bols tibétains.
Revenons à la composition. Pour le Concours de Rome, vous avez subi l’épreuve de la mise en loge…
— Oui, c’était au château de Fontainebleau. Les six candidats retenus devaient écrire une cantate d’une vingtaine de minutes, jouée dans la salle du conservatoire qui est aujourd’hui le Conservatoire d’art dramatique. La cantate qui m’a valu le grand prix, je l’ai jetée dans un moment de lucidité, comme d’ailleurs la plupart de mes partitions, trop influencées par Bartok et Stravinsky. Mon frère a dû en sauver une… J’ai l’impression que tout commence maintenant, mais c’est peut-être une illusion.
Comment pourriez-vous définir la musique que vous composez aujourd’hui ?
— Mes racines partent de Couperin, Debussy et Messiaen, et m’emmènent vers un Pärt ou un Ligeti qui se retrouverait dans les montagnes du Tibet ! Parmi les œuvres que j’ai écrites ces dernières années, je citerai Terres d’exil, terres d’oubli pour deux pianos, joué lors du festival Présences il y a quelques années. J’ai eu la chance également de composer plusieurs partitions pour le chœur Les Tempéramens Variations, que dirige Thibault Lam Quang : Anima Christi, pour chœur et bol chantants du Tibet, créé le 22 octobre 2011, jour-anniversaire de la naissance de Liszt et de celle de mon fils saxophoniste, disparu dans un accident de la route ; ou encore Ô que s’éveille mon extase, jouée au Festival des forêts 2013 dans l’abbaye Saint-Jean-aux-Bois. Une autre de mes œuvres, pour chœur et piano, a été créée au château de Pierrefonds cet été à l’occasion du bicentenaire de l’architecte Viollet-le-Duc. Et puis, je me remets à la composition symphonique et à la musique de chambre.
Vous donnez aussi des récitals de piano…
— Il y a une trentaine d’années je faisais des animations pour les enfants avec des percussions, et je jouais au piano des pièces de Liszt, de Debussy, des Russes, pour montrer les rapports qui existent entre les percussions et le piano. J’ai fini par donner de vrais récitals en privilégiant Scriabine, Déodat de Séverac, Nietzsche, qui savait trouver des thèmes mais était peu doué pour le développement, ou en faisant entendre le prélude génial qu’a composé le jeune Pasternak quand il hésitait entre la musique et la littérature. J’apporte mon regard de compositeur sur la manière dont l’œuvre est construire, sur l’espace, les vibrations, les sonorités. Mais je ne prétends pas faire une carrière de pianiste au sens classique.
Il y aussi le mystérieux Gurdjieff…
— Georges Gurdjieff est un maître spirituel qui a disparu pendant vingt ans dans des monastères secrets afin de trouver des réponses à des choses étonnantes qu’il avait vues en Russie, en Grèce, en Arménie. Il en a ramené un enseignement passionnant, mais aussi des musiques qu’a harmonisées son ami Thomas de Hartmann, qui était également ami de Prokofiev. L’apport de Gurdjieff et celui de Hartmann sont inextricables, personne ne s’y retrouve ! D’ailleurs la Sacem a choisi de créditer l’un et l’autre également.
Il semble que vous ayez une affection particulière pour le Théâtre de l’île Saint-Louis…
— Ce merveilleux petit théâtre est situé à quelques mètres de là où ont vécu Baudelaire et Camille Claudel. Alain Carion, spécialiste de météorites, habite aussi dans les parages, ce qui me donne l’idée de vous citer ce court poème de François Cheng, extrait de son recueil Double Chant : « De la terre mortelle / que pourrais tu craindre ? / Toi météorite / Ayant survécu / A la déflagration première / A la chute / sans fin… / Que pourrais-tu craindre / hormis ta propre énigme ? » La musique reste toujours pour moi une énigme.
photo dr
Prochain récital d’Alain Kremski au Théâtre de l’île Saint-Louis : mardi 30 septembre, 21h (01 46 33 48 65, www.theatre-ilesaintlouis.com) ; et aussi : les 20 et 21 octobre à la chapelle Sainte-Anne de Tours-la-riche (02 47 37 10 99). Et pour connaître Alain Kremski et ses bols tibétains : « Le temple de la musique céleste », le 12 décembre, Les temps du corps, 12, rue de l’Échiquier, Paris 10e (01 48 01 68 28).
A écouter : Les musiques pour piano de Nietzsche (3 CD Archange Melody AM 111, 112 et 113) ; « Sadko », œuvres de Pasternak, Rimski-Korsakov, Borodine, Illinsky, Gurdjieff/De Hartmann, Kremski (1 CD Archange Melody AM 114).