Adieu Anatol Ugorski
Le pianiste russe naturalisé allemand, qui avait forgé son art loin de toutes les conventions, nous a quittés le 5 septembre dernier.
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- 9 septembre 2023
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ANATOL UGORSKI ÉTAIT NÉ en pleine guerre, dans une petite ville coincée entre le Kazakhstan et la Mongolie. Il n’avait que trois ans lorsque ses parents, en 1945, s’installèrent à Léningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg) où le petit Anatol s’initia à la musique avant de s’inscrire au conservatoire. Il y étudia jusqu’en 1965 avec Najda Gouloubovskaia. Mais dans le climat étouffant et corseté de l’URSS de cette époque, où la moindre musique ne répondant pas aux canons officiels était accusée de « formalisme », s’intéresser aux compositeurs occidentaux les plus en vue était un quasi-suicide artistique. Jouer Schönberg et Messiaen, voilà qui pouvait encore être toléré ; mais applaudir ostensiblement un Pierre Boulez venu donner des concerts en 1968, c’était dépasser les bornes. Ugorski fut ainsi tenu à l’écart de la vie musicale officielle et envoyé au fond des provinces accompagner des chorales d’enfants. Cet exil intérieur fut pour lui une chance : celle de réfléchir à son art, de se constituer un répertoire personnel, de se faire oublier, puis de revenir par la grande porte. Le voici, en 1982, nommé professeur au Conservatoire de Léningrad.
La suite est plus connue. À la faveur de la chute du mur de Berlin en 1989 puis de la fin de l’URSS deux ans plus tard, la situation politique européenne est bouleversée. Ce qui permet à Anatol Ugorski, avec sa femme et leur fille, de gagner Berlin puis Detmold, petite ville située au sud-ouest de Hanovre et où Brahms, chef de chœur, composa ses deux Sérénades et son Premier Concerto pour piano. C’est dans cette ville qu’Ugorski fut jusqu’en 2007 professeur à la Hochschule für Musik.
Bellissime Diabelli
L’arrivée d’Ugorski en Occident, il y a maintenant un peu plus de trente ans, ne passa pas inaperçue. Avec sa chevelure et son sourire de savant rêveur, Anatol Ugorski avait en lui toute l’expérience acquise durant la décennie passée à accompagner des chœurs d’enfants, expérience qui lui permit d’affirmer en toute liberté sa manière de jouer, loin des conventions et des habitudes. Cette indépendance d’esprit, cette malice alliée à la plus grande virtuosité, ces tempos qui n’appartenaient qu’à lui et répondaient bien sûr à une exigence intérieure, lui permirent, outre de nombreux concerts que ne rattrapait jamais la routine, d’effectuer des enregistrements de compositeurs aussi variés que Beethoven (ah, la Sonate op. 111 !), Schumann, Scriabine ou Messiaen. Ceux qui eurent la chance d’écouter à Paris ses Variations Diabelli, à l’invitation de Radio France, ne les ont pas oubliées. L’enregistrement qu’il fit de cette œuvre pour Deutsche Grammophon, en 1992, et celui du Catalogue d’oiseaux de Messiaen, la partition qu’il préférait entre toutes parmi celles de l’après-guerre (DG, 1994), sont quelques-uns des jalons de son parcours discographique.
Fêté en Amérique aussi bien qu’au Japon, Anatol Ugorski s’était produit au Festival de La Roque d’Anthéron en 1995. Il avait eu la tristesse de perdre sa fille Dina, également pianiste, en 2019. Avec elle, il avait enregistré des concertos pour deux pianos signés Bach, Mozart et Chostakovitch (EBS Records).
Illustration : crédit DG