Welfare d’après le film de Frederick Wiseman

Mission impossible

Welfare d'après le film de Frederick Wiseman

C’est très certainement parce que Julie Deliquet avait déjà fait théâtre à partir d’œuvres cinématographiques que Frederick Wiseman lui a proposé d’adapter son documentaire pour la scène. On comprend qu’elle n’ait pas résisté, d’autant plus que Julie Deliquet est sensible aux questions de société. Pourtant, à son insu, le cinéaste lui tendait un piège. Faire théâtre à partir de cet incroyable huis clos était à peu près mission impossible. Dans le saisissant documentaire de Wiseman (1975), le spectateur est immergé durant près de 3 heures dans une succession de plans serrés enchaînant une multitude de face-à-face entre travailleur social et usager ; le brouhaha incessant épuise tout le monde, les altercations, conséquence du désespoir des uns et de l’impuissance des autres font monter la tension. La force du film tient fondamentalement au montage exceptionnel, prouesse technique impossible à transposer. Sur le plateau de la Cour d’honneur, la distance dilue définitivement l’intensité du réel. Dès le premier dialogue il est clair que l’adresse à cinq mètres de distance ne peut ni faire sens ni théâtre. Preuve en est le ratage d’une des scènes centrales du documentaire où l’on voit un individu s’en prendre à un sergent qu’il injurie parce qu’il est noir, tenant des propos racistes assumés d’une violence inouïe tandis que la victime garde son sang-froid durant cette longue scène dans laquelle on ne voit pas le vigile, on n’entend que sa voix, la caméra filme en gros plan fixe sur le type depuis la guérite. Sur le plateau de la Cour d’honneur, la scène perd toute sa substance, car les conditions ne peuvent pas être réunies ; trop de distance entre le sergent Jason Harris (Salif Cisse) et l’ancien combattant Mr Cooper (Vincent Garanger) noyés dans l’immensité du plateau, et les comédiens excellents ne sont pas en cause. Le documentaire ne se plie pas au passage à la fiction comme ce fut le cas avec Catégorie 3.1 du Suédois Lars Noren, mis en scène par Jean-Louis Martinelli (2002), une réussite prodigieuse. Il avait su restituer ce camp de SDF à ciel ouvert à Stockholm.
Ici, le gymnase rappelle bien sûr les centres d’hébergement d’urgence des réfugiés, les centres de vaccination Covid, mais cela ne suffit pas pour restituer le concentré de la misère humaine, lot quotidien des centres d’aide sociale aux Etats-Unis et ailleurs.

Dialogue de sourds entre des demandeurs désespérés et des travailleurs sociaux impuissants, tous pris au piège des méandres administratifs inextricables et souvent absurdes, des dysfonctionnements flagrants et de la défaillance de la démocratie. Tous viennent réclamer de quoi manger, de quoi se loger, réclamer leur dû puisqu’on leur a promis une aide qu’on ne leur donne pas toujours. Souvent les dossiers sont très compliqués et la galerie de personnes en grande précarité est impressionnante. Cette dame qui vit en Caroline du Nord, est venu consulter un médecin à New-York parce que chez elle ils ne savent pas la soigner et son mari, hospitalisé à New-York, ne lui verse plus l’argent qu’il lui doit. Il y a ce couple vaguement hippy, certainement drogué, qui ment pour survivre. Celui-là qui ne veut pas aller dans un centre d’hébergement car les chiens n’y sont pas acceptés et son chien c’est toute sa vie, son seul lien affectif. Celle-ci qui n’a pas reçu son chèque d’aide et va être expulsée de son hôtel. La jeune femme qui plaide la cause de sa mère (extraordinaire Evelyne Didi) qui n’a plus rien à manger. Et puis ici et là les erreurs patentes de l’administration, mais aussi l’incroyable patience des préposés qui gardent leur calme le plus souvent, de ceux qui répètent à l’infini leur requête avant de s’effondrer.
Malheureusement, on reste extérieur au propos et le sentiment d’indifférence et de lassitude qui s’installe a quelque chose de gênant. Heureusement, les comédiens, formidablement dirigés par la metteuse en scène, font exister les personnages. Espérons qu’au fil des représentations, ils parviendront à remplir les vides, à restituer l’intensité des enjeux, à faire vraiment théâtre.

Welfare d’après le film de Frederick Wiseman. Traduction Marie-Pierre Duhamel Muller
Mise en scène Julie Deliquet. Adaptation scénique Julie André, Julie Deliquet, Florence Seyvos. Avec Julie André (Elaine Silver) Astrid Bayiha (Mme Turner) Éric Charon (Larry Rivera) Salif Cisse (Jason Harris) Aleksandra de Cizancourt (Elzbieta Zimmerman) Évelyne Didi (Mme Gaskin) Olivier Faliez (Noel Garcia) Vincent Garanger (M. Cooper) Zakariya Gouram (M. Hirsch) Nama Keita (Mlle Gaskin) Mexianu Medenou (Lenny Fox) Marie Payen (Valerie Johnson) Agnès Ramy (Roz Bates) David Seigneur (Sam Ross) et Thibault Perriard (John Sullivan, musicien)
Scénographie Julie Deliquet, Zoé Pautet. Lumière Vyara Stefanova. Musique Thibault Perriard. Costumes Julie Scobeltzine. Décors François Sallé, Bertrand Sombsthay, Wilfrid Dulouart, Frédéric Gillmann, Anouk Savoy. Avignon, jusqu’au 14 juillet 2023. Durée : 2h30.

www.festival-avignon.com

© Christophe Raynaud de Lage

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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