Vania / Vania ou le démon de la destruction d’après Tchekhov par Clément Poirée
La sauvegarde de la nature contre l’ennui du monde.
Tchekhov a écrit deux versions d’une même œuvre, Le Génie des bois et, dix ans plus tard, Oncle Vania - une exploration poétique et existentielle du rapport à la vie, à l’amour, entre ressentiments, blessures et lassitudes. Aussi Clément Poirée, metteur en scène et directeur du Théâtre de la Tempête, a-t-il imaginé une adaptation/ jeu, telle une troisième histoire réactualisée, à partir des mouvements intimes originels dont l’écriture revient à deux scénaristes.
Et théâtre dans le théâtre, aux côtés du metteur en scène qui oeuvre à la réécriture, ce sont Moustafa Benaïbout et Louise Coldefy, les adaptateurs/comédiens qui jouent les co-scénaristes dont le premier reste extérieur au scénario alors que la seconde endosse le rôle de la belle Elena. Une mise en abyme où la vie et l’invention se mêlent : l’ici et le maintenant et le rêve à redessiner.
Dans Vania, tout commence dans un jardin, sous un arbre, au début de l’automne : la vie n’en finit pas de passer au gré des saisons. Vania s’ennuie, triste et mélancolique, attentif pourtant à sa nièce Sonia, avec laquelle il gère le domaine, fille de sa soeur défunte tendrement aimée et dont l’époux et père de Sonia, le professeur, imbu de lui-même, l’indispose en se piquant d’art, un savoir qu’il ne domine pas. Vania, attiré par la nouvelle épouse de celui-ci, est un rival du médecin Astrov, une présence qui apparaît souvent, sur le point de partir toujours mais qui aime s’attarder.
Astrov, idéaliste passionné et versé - prémonition intuitive - dans la sauvegarde de la nature et l’écologie, est aimé depuis longtemps par la douce et patiente Sonia que le médecin ne voit qu’à peine. Intéressé par le devenir de la planète, habité par des convictions, il prophétise : « Ceux qui vivront dans cent ans, dans deux cents ans, et qui nous mépriseront d’avoir vécu d’une manière si sotte, si plate, ceux-là trouveront sans doute le moyen d’être heureux. »
Pouvait-il savoir qu’en dépit ou peut-être à cause des progrès de la science qui a certes heureusement transformé la vie et institué le « progrès », le programme serait si difficile à tenir ?
« Le démon de la destruction » - métaphore du mal dont souffrent les hommes dans notre contemporanéité extrême - est le titre de la nouvelle pièce, soit le désir d’en finir qui hante les deux versions, des récits ressemblants aux fins différentes : d’un côté, le suicide de Vania, et le médecin peut aimer la sensible Elena, entre contemplation de la nature, amour et combativité ; de l’autre côté, en échange, Vania qui survit - appesantissement mortifère et désespoir amer.
Comique et dérision, Astrov et Vania sont deux personnages qui se font écho, clairvoyants tous deux. Dans le spectacle Vania / Vania ou Le démon de la destruction, c’est la figure du Génie des bois, le médecin en phase avec la nature plus qu’avec les hommes - « Je ne veux rien, je n’ai besoin de rien, je n’aime personne… » - qui l’emporte. La grande stature sculptée - aisance naturelle - de Matthieu Marie porte une dimension prophétique - pied dans la réalité, confrontation douloureuse avec les malades que le médecin soigne et avec la mort -, doublée d’un esprit inventif qui se projette dans l’observation de cartes géographiques où la forêt perd toujours du terrain - rappel de l’urgence d’une catastrophe environnementale présente et à venir.
Vania -Thibault Lacroix -, ombre éteinte de marginal et laissé-pour-compte ne porte plus l’aura de celui qui, ayant à l’origine un talent solaire, n’a pu s’accomplir, sous le regard d’une mère austère. La lumière vient du jeu d’Elsa Guedj - voix sucrée et rire dans les yeux -, qui interprète Sonia, et soutient son oncle avec compassion, alors qu’elle souffre, bafouée par l’indifférence de l’aimé.
Seule, elle console son oncle perdu : « Nous nous reposerons ! Nous entendrons les anges, nous verrons le ciel couvert de diamants, nous verrons tout le mal terrestre, toutes nos souffrances noyées dans la miséricorde qui remplira le monde entier. Et notre vie deviendra paisible, tendre, douce comme une caresse. Je crois, je crois… Nous nous reposerons ! » (Oncle Vania).
Mais avant le dénouement tardif, l’équipe de Clément Poirée se sera bien amusée, dans un décor de bureau/studio - affaire d’éclairage et de mise en lumière - que surplombent le toit et les murs d’une datcha qu’on croirait faite de palissades de bois, dont les pans s’ouvrent judicieusement pour qu’apparaissent les figures de l’intérieur du foyer, qui envahissent l’espace des concepteurs.
Les personnages sont vêtus facétieusement d’uniformes début de siècle - aviateur en combinaison et lunettes d’époque - et comme l’un des scénaristes évoque l’envie d’écrire un Western, - West terne… et jeux de mots… -, surgissent des coiffures insolites aux plumes colorées d’Indien.
Moustapha Benaïbout s’en donne à coeur joie en incarnant l’auteur contemporain - allégresse et bouderies. Louise Coldefy est à la fois la scénariste amusée, maîtresse de cérémonie, et l’énigmatique Elena. John Arnold est égal à lui-même, Professeur autoritaire percutant, agacé.
Un spectacle convivial et festif aux scenarii enchâssés - une forme artificielle non nécessaire avec un public à deux degrés, celui des scénaristes et celui de la salle -, qui met en valeur a contrario la justesse merveilleusement lumineuse des scènes relevant du seul Tchekhov.
Vania / Vania ou Le démon de la destruction d’après Anton Tchekhov, mise en scène de Clément Poirée, adaptation et montage Moustafa Benaïbout, Louise Coldefy, Clément Poirée.
Scénographie Erwan Creff, lumières Guillaume Tesson, costumes Hanna Sjödin, musique et son Stéphanie Gibert. Avec John Arnold, Moustafa Benaïbout, Louise Coldefy, Elsa Guedj, Thibault Lacroix, Matthieu Marie, Emmanuelle Ramu, Tadié Tuéné. Du 15 septembre au 23 octobre 2022, du mardi au samedi 20h, dimanche 16h au Théâtre de la Tempête Cartoucherie - Route du Champ-de-Manoeuvre 75012- Paris. Tél : 01 43 28 36 36 www.la-tempete.fr
Crédit photo : Fanchon Bibille