Tous mes rêves partent de la gare d’Austerlitz de Mohamed Kacimi

Paroles recluses

Tous mes rêves partent de la gare d'Austerlitz de Mohamed Kacimi

Dans la bibliothèque que gère Barbara (Marjorie Nakache), vont, viennent, passent ou restent un moment, Lilly qui ne supporte plus le boucan que font les corbeaux (Olga Grumberg), Zélie qui raconte ses rêves en boucle et qui partent tous de la gare d’Austerlitz ( Jamila Aznague), Rosa qui cherche la salope qui lui a volé ses Nike (Gabrielle Cohen), Marylou arrivée depuis 48 jours, en quête d’une pince à épiler (Irène Voyatzis) qui obtient en réponse, « tu verras, il viendra un moment où tu oublieras ton corps, tu sentiras plus rien, ni ton ventre, ni tes seins, ni ton sexe. Tu deviendras comme les autres filles, un simple courant d’air ».
Détenues dans une maison d’arrêt, la bibliothèque est leur havre, leur espace de liberté où, entre colère et fatalisme, éclats de rire et larmes, elles échangent sur le quotidien carcéral et en même temps s’en évadent en évoquant leurs amours, leurs rêves, livrent par bribes des bouts de leur histoire, évoquent comme en passant, les circonstances qui les ont conduites en prison et effacées du monde, « quand une femme passe la porte de cette maison, elle n’existe plus, ni pour ses enfants, ni pour ses parents, ni pour son mec…t’es plus qu’un trou de mémoire ».
Ce soir c’est Noël. Elles ont quartier libre jusqu’à minuit et, histoire de se croire libres et ailleurs, s’activent à préparer un mirifique et imaginaire festin, arrosé des meilleurs crus lorsque surgit Frida (Marina Pastor), incarcérée il y a tout juste une heure pour avoir enlevé sa fille de 14 ans, Alice. C’est en lui achetant On ne badine pas avec l’amour que, recherchée, elle a été reconnue et dénoncée. Arrachée à sa fille, déboussolée par la brutalité qui lui est faite, Frida pète les plombs et veut mourir. Pour prévenir un geste désespéré, elles lui proposent de jouer une scène de la pièce de Musset et de l’envoyer filmée par iPhone à Alice. S’en suit un savoureux moment de théâtre dans le théâtre où elles se livrent par Camille et Perdican interposés, à une lecture décapante de Musset qui pour finir ne les laisse pas indemnes, « c’est un piège ce truc…plus tu avances, plus tu sens des trucs dans ta tête. C’est bizarre » déclare Rosa, reconnaissant à sa manière les vertus cathartiques du théâtre.

« Pour écrire sur le réel, il faut être à un pas de côté de la réalité, creuser un chemin de traverse » explique Mohamed Kacimi. Ce qu’il fait magistralement avec Tous mes rêves partent de la gare d’Austerlitz pièce inspirée des ateliers d’écriture menés à la maison d’arrêt des femmes de Fleury-Mérogis. C’est à l’humanité et la vitalité de ces femmes que la société enterre vives, qui, pour survivre, échapper au monde qui les éteint et les nie, trouvent la force de s’inventer d’autres mondes, usent du rêve et de l’imaginaire comme moyen d’évasion, qu’il rend hommage à travers une partition subtile où le tragique et la douleur s’habillent de vive comédie.
De la simplicité du décor ( Jean-Michel Adam), aux jeux de lumière (Lauriano De La Rosa), en passant par la bande son qui suggère sans pesanteur l’univers de la prison (Théo Errichiello) et la mise en scène toute en finesse de Marjorie Nakache, c’est l’ensemble de la conception scénique qui, à l’unisson de Mohamed Kacimi, fait judicieusement un pas de côté pour, loin de tout apitoiement, nous donner à entendre des paroles que la société cadenasse. Autant de voix superbement relayées par une distribution haut de gamme. Sous la baguette de Marjorie Nakache, les comédiennes s’emparent avec un rare bonheur de leur personnage qu’elles lestent, selon, de rêves secrets, de nerveuse impatience, de pudique détresse, voire de prime-saut et franche drôlerie, nous donnant ainsi à voir une micro-société bouleversante d’humanité. Lorsqu’à minuit, avant de regagner leur cellule, elles s’agglutinent pour, derrière les barreaux, regarder tomber la neige, elles nous en disent plus et mieux que n’importe quel reportage télé sur l’abandon et le désarroi du monde carcéral au féminin. C’est superbe et déchirant !

Tous mes rêves partent de la gare d’Austerlitz de Mohamed Kacimi. Mise en scène Marjorie Nakache avec Jamila Aznague, Gabrielle Cohen, Olga Grumberg, Marjorie Nakache, Marina Pastor, Irène Voyatzis (durée 1h30)

Lauréate du prix Artcéna, la pièce est éditée à l’Avant-Scène Théâtre.

Théâtre 13 Seine à 20h du 6 au 18 novembre tel : 01 45 88 62 2 www.theatre13.com

Puis au Studio Théâtre de Stains du 27 novembre au 2 décembre.
Tel 01 48 23 06 61 contact@studiotheatrestains.fr

Photo ©Benoîte Fanton

A propos de l'auteur
Dominique Darzacq
Dominique Darzacq

Journaliste, critique a collaboré notamment à France Inter, Connaissance des Arts, Le Monde, Révolution, TFI. En free lance a collaboré et collabore à divers revues et publications : notamment, Le Journal du Théâtre, Itinéraire, Théâtre Aujourd’hui....

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