Superstructure de Sonia Chiambretto
Pour réentendre l’histoire algérienne
Le récit choral de Superstructure de Sonia Chiambretto prend appui sur le « plan Obus », projet d’urbanisme imaginé par Le Corbusier dès 1931 pour la ville d’Alger, ville-fiction avortée. Métaphore d’une destinée - pays et peuple - jamais accomplie, ni aboutie pour exister dignement.
Un gratte-ciel, une autostrade aérienne, un immeuble viaduc longeant le bord de mer, à flanc de colline : des cités satellites sur pilotis… Une vision panoramique de la ville d’Alger depuis la mer.
Quand le public pénètre dans la salle, l’immensité lumineuse de beaux flots ridés envahit l’espace entier du mur de lointain, un vaste écran d’eau marine dont les mouvements subjuguent le regard, flaque de silence que répercute la transparence pure du plateau - reflet miroitant de l’écran vivant.
Peu à peu, la rive algéroise se découvre, comme si on était dans le bateau qui longe lentement la côte admirable, laissant advenir un panorama de terrasses d’immeubles et de bâtiments populaires.
La scénographie de Hubet Colas s’amuse de la maquette initiale d’architecte, laissant des fragments d’installation sur le plateau, morceaux séparés et irréconciliables d’une structure urbaine idéalisée, à l’image des hommes et de leurs combats - des déceptions qui s’opposent ici et là, adversaires et ennemis.
Ce projet architectural sans existence devient la Superstructure dans laquelle s’imbriquent l’Histoire et les histoires, la vie d’une jeunesse algéroise prise dans la guerre.
Qu’il s’agisse du climat de peur de la « décennie noire » (1991–2002), ou rétroactivement, qu’il s’agisse de l’Alger explorant la guerre d’Indépendance et de libération entre 1954 et 1962, grâce aux archives collectées, documents, témoignages, photos, extraits de film, à l’origine du récit choral de l’autrice.
Traversée maritime de la Méditerranée, traversée de l’histoire de l’Algérie contemporaine aux voix plurielles dans un ressaisissement des cinquante dernières années du pays : Alger et ses couches de mémoire - colonisation, guerre d’indépendance, libération, décolonisation, « décennie noire ».
Pour la décennie noire, les narrateurs - la jeune Fella et le jeune combattant révolutionnaire -, sont entourés d’amis, de cousins, de frères, de terroristes, de repentis, d’ex-moudjahidin. Et à côté des Algériens, sont présents l’architecte et son assistante qui narrent l’aventure d’Alger, tous deux observateurs d’une jeunesse mise à mal, empêtrés dans un chaos inaccessible à la raison.
La parole poétique est fragmentaire - propos déclamés et monologues. Les jeunes gens regardent le monde sur le toit du gratte-ciel, toujours plus haut que l’immédiat présent : la jeune fille de milieu bourgeois fraie avec une amie de milieu modeste que le frère de la première pourrait courtiser.
Tous sont tendus vers un monde neuf improbable, racontant la violence de la guerre civile algérienne qui oppose le gouvernement algérien disposant de l’Armée nationale populaire, et les groupes islamistes à partir de 1991. Triste inventaire des intellectuels et artistes assassinés, confusion entre faux barrages, faux soldats, vraies milices, vrais militaires changés en faux terroristes pour des intimidations…
Terroriser soi ou être terrorisé : « Le terroriste des uns c’est le résistant des autres… », dit Paul qui dirige les soldats français et se met à douter, face à son général, du bien-fondé de son action.
Le second volet, percutant et sensible, expose les soldats camouflés dans un décor d’arbres feuillus. Avec le film mythique de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger (1966) - l’événement de 1957, le soulèvement de la population musulmane par le FLN contre le pouvoir colonial français, et la tentative du détachement parachutiste de l’armée française à vouloir « pacifier » le secteur.
Sur la scène, à la fin, resplendit le drapeau algérien familier, sous la musique de Miriam Makeba. Avec d’excellents comédiens algériens, ou français ou suisses d’origine algérienne ou pas, pour l’écoute des voix blessées, oubliées ou non-entendues et qui se font enfin entendre : « les injustices populaires, les minorités invisibles, ceux qui se frayent un chemin malgré tout, soit le dessin d’une humanité qui ne s’est pas fait entendre assez, qui ne s’est pas encore retrouvée ».
Avec les interprètes engagés, Sofiane Bennacer, Mehmet Bozkurt, Ahmed Fattat, Isabelle Mouchard, Perle Palombe, Nastassja Tanner, Manuel Vallade.
Un spectacle émouvant et tonique, brut et délicat, dans la célébration d’une jeunesse renouvelée toujours et qui, perdue à l’époque, cherche aujourd’hui les promesses d’un avenir à reconstruire.
Superstructure (Gratte-Ciel - édit. L’Arche), texte adapté librement des deux premières parties de Gratte-ciel de Sonia Chiambretto, mise en scène et scénographie de Hubert Colas. Lumière Fabien Sanchez, son Frédéric Viénot, costumes Fred Cambier, vidéo Pierre Nouvel. Du 8 juin au 15 juin 2022, à 19h, sauf le 12 juin à 16h, relâche le 13 juin, au Théâtre National de Strasbourg 1, avenue de la Marseillaise 67000 - Strasbourg. Tél : 03 88 24 88 24 | tns.fr
Crédit photo : Hervé Bellamy