Les Suppliques, conception, écriture et mise en scène de Julie Bertin et Jade Herbulot au TGP de Saint-Denis.
Lettres significatives des membres de familles juives adressées à l’administration du régime de Vichy.
La supplique est une demande par laquelle on sollicite une grâce, une faveur d’un « supérieur », une requête, une demande instante, une adjuration, une supplication, une imploration, une prière.
Les Suppliques - titre du spectacle - désignent les lettres envoyées par les membres de familles juives à l’Administration du régime de Vichy dans l’espoir que leur requête soit entendue. Ces lettres sont le point de départ du travail d’enquête et de l’adaptation de Julie Bertin et de Jade Herbulot.
La griffe du Birgit Ensemble entrecroise des récits politiques, historiques et intimes, explorant les liens entre mémoire individuelle et mémoire collective. A partir de la découverte de ces lettres, il y a une vingtaine d’années, par l’historien et chercheur Laurent Joly qui écrivait alors sa thèse sur le Commissariat général aux questions juives (CGQJ).
Les metteuses en scène ont écrit et conçu leur spectacle à partir des traces des auteurs et autrices de ces missives oubliées : soit six lettres convoquées et de la sorte, six destins - Edith Schleifer, Gaston Lévy, Renée Haguenauer, Alice Grunebaum, Léon Kacenelenbogen, Charlotte Lewin. Les extraits de certaines de ces missives s’entrelacent à l’écriture des Suppliques - une digne recomposition respectueuse de fragments existentiels à travers ces témoignages poignants.
Défi qui rend honneur au projet scénique car il traite avec respect et égard ces morceaux scéniques d’intimité, à travers des êtres et des familles qui ont volé en éclats car montrés du doigt, emprisonnés, déportés et tués à Auschwitz souvent, hommes, femmes, enfants, personnes âgées. Le récit de ces vies brisées, fracassées et décimées, rend compte des noirs inavoués de l’Histoire.
A la lecture de ces suppliques, écrites de 1941 à 1944 et adressées au CGQJ ou au Maréchal Pétain lui-même, se dégage la puissance des témoignages, l’engagement profond de ces auteurs.
Et le spectacle offre une succession de tableaux, se concentrant chacun sur une missive de celui ou celle qui l’écrit, de l’automne 1941 à l’été 1942. Aidées de Laurent Joly et de la documentaliste Aude Vassallo, l’enquête s’est resserrée au plus près des victimes, les lettres menant vers d’autres archives - photos, cartes d’identité, archives préfectorales. Pour lutter contre l’oubli, inscrire notre présent à la lumière d’un passé qui n’en finit pas de soumettre à réévaluation ce que l’Homme fait.
Pour preuve, au cours de la « solution finale », les réponses indifférentes, répétitives, laconiques, vaines et vides, sans empathie ni commisération de la part d’une Administration sans âme qui collabore, sans arrière-pensée ni vergogne, consentant au service de la persécution des Juifs.
La scène est bi-frontale, et les interprètes se mêlent aux spectateurs, assis au premier rang, s’extrayant de la salle pour jouer telle scène : ils changent de personnage, le temps de se dévêtir sobrement pour une autre tenue dont l’allure est éloquente - robe d’été pour jeune fille et Salomé Ayache raconte sa sortie scolaire au Mémorial de la Shoah à Paris, en ce début de siècle ; elle sera encore une joyeuse étudiante en pharmacie, qui, sortie de son officine, « disparaît » pour avoir retiré sous le soleil de midi, à la terrasse d’un café de province, sa veste à l‘étoile jaune.
Veste ou blouse seyante pour une femme élégante plus mûre, épouse et mère - Marie Brunel - ; ou costume de gradé à la Maréchal de France pour cet homme assis d’un certain âge - Gilles Privat -, qui, méditatif, se laisse aller aussi à l’émotion dans un autre rôle ; et chemise blanche lumineuse pour Pascal Cesari, jeune homme qui joue, entre autres, Léon, un survivant originaire d’Anvers qui a échappé à la mort, caché d’abord dans une poubelle dans un camp de rétention français.
Ces saynètes de vie privée et quotidienne se déclinent en six tableaux - pour décor, à cour et à jardin, une table de bois pour bureau ou une table festive de salle à manger, l’intimité d’abats-jour intérieurs, des cartons d’archives çà et là déposés, des rais lumineux qui désignent les disparus ; et Salomé Ayache retrouvera enfin les noms d’ascendants inscrits sur le Mur des Noms du Mémorial.
Gravité délicate et pudique d’instants existentiels d’où surgit la violence d’une période noire - folie exacerbée des hommes - effroi et terreur -, témoignant de la clôture historique de tout sentiment d’’humanité - raisonnement bafoué et pitié niée des souffrances infligées à l’autre. Et pourquoi ?
Les Suppliques, conception, écriture et mise en scène de Julie Bertin et Jade Herbulot - Les Birgit Ensemble. D’après les Lettres de Alice Grunebaum, Renée Haguenauer, Léon Kacenelenbogen, Gaston Lévy, Charlotte Lewin, Edith Schieifer. Avec Salomé Ayache, Marie Bunel, Pascal Cesari, Gilles Privat, et les voix de Bénédicte Cerutti et Eric Charon, conseils historiques Laurent Joly, généalogiste Aude Vassallo, collaboration chorégraphique Thierry Thieû Niang, scénographie James Brandily, lumière Jérémie Papin, son Lucas Lelièvre, costumes Pauline Kieffer. Du 1er au 2 décembre 2023, du lundi au vendredi 20h, samedi 18h, dimanche 15h30, relâche le mardi, au TGP Centre dramatique national de Saint-Denis 59 bd Jules Guesde 93200 - Saint-Denis. Tél : 01 48 13 70 00 www.theatregerardphilipe.com Du 18 au 20 janvier 2024, Théâtre Châtillon-Clamart. Du 23 au 25 janvier, Comédie de Reims, Centre dramatique national.
Crédit photo : Simon Gosselin.