Les Géants de la montagne de Pirandello par Lucie Berelowitsch

Le théâtre et les arts au-dessus de la brutalité du monde

Les Géants de la montagne de Pirandello par Lucie Berelowitsch

A Kiev, en 2015, Lucie Berelowitsch, directrice du Préau - CDN de Normandie - Vire, avait créé Antigone, un projet franco-ukrainien composé d’une équipe artistique ukrainienne et française. Les Dakh Daughters y jouaient le chœur, et l’une d’entre elles, le rôle d’Antigone. La tournée en France a débuté en 2016, et en 2021, la reprise d’Antigone, à la Grande Halle de la Villette, n’a pu se faire vu la pandémie : la période de tournée s’est transformée en création des Géants de la montagne.

Une drôle d’histoire qui a trait au théâtre et à l’art, en général, domaine que privilégie l’oeuvre de Pirandello. Qu’est-ce que le rêve ? Qu’est-ce que la réalité ? Où est la vérité ? Où se tient la fiction ? Est-on soi ou bien endosse-t-on le rôle d’un personnage ? Qu’est-ce que « être » ?

Une actrice-comtesse veut donner vie à l’oeuvre d’un poète mort et aimé, sacrifiant temps et biens, menant une existence errante. Avec le Comte et les fidèles de sa troupe de comédiens, elle arrive sur une île, en quête d’un théâtre : ils parviennent au frontispice d’une villa abandonnée.

La scénographie d’Hervé Cherblanc est somptueuse qui retrace pour le regard les vestiges intérieurs d’une demeure jadis cossue, dont il ne resterait que les traces d’un faste révolu - petits escalier intérieur, galerie au premier étage, panneaux transparents et colorés, répartis çà et là, comme emboîtés les uns dans les autres, un patchwork indéfinissable avec ses dalles, sa marqueterie au sol. Surélevé, un petit promontoire mobile - podium encastré pour les musiciennes -, qui fraye avec les branches ancestrales et pénétrantes d’un arbre noueux au rôle de veilleur.

La Villa « Scalogna » - « La Poisse » - abrite un groupe hétérogène, marginal, mystique ou idéaliste : des réfugiés au sens propre et figuré, puisque Les Dark Daughters - un groupe cabaret-punk féminin - qui fuient la guerre en Ukraine, dans la mise en scène de Lucie Berelowitsch, endossent leurs rôles à la fois de comédiennes et de musiciennes - la communauté pirandellienne.

Ces femmes, accompagnées d’un homme mutique, ont investi les lieux, font de la musique, rêvent, protégées autour de Cotrone, un maître de cérémonie loufoque, marionnettiste, prêchant l’illusion et l’imagination souveraine, mettant à disposition pantins, effigies et marionnettes. Et chacun y va de son existence, s’exprimant en déclamant, en chantant, en jouant d’un instrument.
Ces « parias » sont les seuls interlocuteurs des comédiens, invitant les acteurs à rester avec eux. Tous déploient devant leurs yeux leur monde magique où l’imagination crée tout - la découverte d’un entre-deux-mondes où s’accomplissent danses, déclamations poétiques et musiques.

La pièce est une partition de musique live et de sonorités électroniques, composition des Dakh Daughters, entre musique traditionnelle, rituelle et rock, avec piano, batterie, contrebasse, violoncelle, violon, guitare électrique : révélation de la grandeur et la misère d’un petit théâtre de tréteaux.

La comtesse Ilse refuse d’abandonner son projet de représenter en public La Fable de l’enfant échangé. Cotrone propose à la troupe de la mener chez les géants de la montagne, pour y jouer la pièce. L’acte III s’achève sur les paroles d’une comédienne de la troupe, qui entend le fracas des géants descendant de la montagne : « J’ai peur... j’ai peur. » Dans le final jamais écrit, les comédiens se font tuer par les serviteurs, incapables de comprendre le prodige de l’Art.

Inventer la vérité est la devise de Cotrone, un plaidoyer pour la liberté du rêve, et passer de la fiction à la réalité : le vrai miracle n’est pas la représentation mais l’imagination du poète. Il rend la vie aux marionnettes, évoque les anges et entend des voix, dans un « arsenal de prodiges ».

« Toutes ces vérités que la conscience refuse. Je les fais sortir du secret des sens, ou alors, les plus épouvantables, des cavernes de l’instinct… Je m’essaie maintenant ici, à les dissoudre sous forme de fantômes, d’évanescences. Des ombres qui passent. Avec ces amis, je m’efforce de nuancer par des lueurs diffuses la réalité même, qui est dehors, et comme des flocons de nuages bariolés, je verse l’âme dans la nuit qui rêve. » (Le théâtre de Luigi Pirandello, Pierre Lepori, Ides et Calendes, Lausanne, 2020)

Vapeurs de fantômes, lucioles et souvenirs d’enfance poétique au plus près de la nature, les souvenirs sont un trésor - tels les chaussons que l’une des comédiennes a rapportés de chez elle, en quittant l’Ukraine. Partir d’une demeure, en retrouver une autre peut-être, située sur la carte du monde, destin que certains de notre temps connaissent, qu’ils soient migrants ukrainiens ou africains, etc…

Un spectacle politique et poétique éminemment émouvant qui emporte haut l’adhésion du public.


Les Géants de la montagne -MRIA-, un spectacle en français et en ukrainien sur-titré en français, d’après l’oeuvre de Luigi Pirandello, adaptation et mise en scène Lucie Berelowitsch, avec Les Dark Daughters - Natacha Charpe-Zozul, Natalia Halanevych, Ruslana Khazipova, Solomiia Melnyk, Anna Nikitina - et, Jonathan Genet, Marina Keltchewsky,Thibault Lacroix,
Baptiste Mayoraz (comédien permanent au Préau), Roman Yasinovskyi. Musique Les Dark Daughters & Vlad Troitskyi avec Baptiste Mayoraz, scénographe et accessoires Hervé Cherblanc traduction Irina Dmytrychyn, Macha Isakova et Anna Olekhnovych. Sonorisation Mikael Kandelman, costumes Caroline Tavernier, conception des pantins Natacha Charpe-Zozul & les Ateliers du Théâtre de l’Union. Du 10 au 13 janvier 2023 au TNBA - Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine. Du 19 au 21 janvier au Préau -CDN de Normandie-Vire.

Crédit photo : Simon Gosselin.

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Véronique Hotte

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