Les Damnés d’après Luchino Visconti

Glaçante machine de guerre

Les Damnés d'après Luchino Visconti

Ivo van Hove est sans conteste un des grands talents actuels de la scène internationale. Avec le même art, il sait être fidèle au texte qu’il met en scène (Vu du pont d’Arthur Miller, 2016, Prix de la critique) et construire un monde, tisser un récit de mots et d’images à partir d’un matériau qu’il creuse et nourrit, qu’il réinvente totalement. Pour la Cour d’honneur d’Avignon il s’est emparé des Damnés (La caduta degli dei, littéralement La chute des dieux) de Visconti (1969) avec une maîtrise et une force de frappe incomparable, recomposant les éléments du film pour parler d’aujourd’hui, du risque de résurgence de nationalisme et des effets économiques et politiques délétères associés. Et le parallèle est loin d’être vain. L’histoire sulfureuse de la manipulation d’une famille de grands industriels, les Von Essenbeck (en réalité les aciéries Krupp) qui croiront pouvoir profiter de la situation économique et politique et se feront engloutir par le régime nazi suinte la corruption, la trahisons, toutes les violences y compris sexuelles, et révèle un monde en folie qui a perdu toute humanité.

Tout commence avec l’assassinat du baron Joachim (Didier Sandre, aristocrate et digne) qui ne voulait consentir à fabriquer des armes pour le régime nazi. On accuse Herbert (Loïc Corbery excellent, figure d’intégrité dans cet enfer), hostile à Hitler et qui doit fuir. Aschenbach (Eric Genovèse), ange noir du pouvoir, va manipuler tout le monde avec la complicité de Bruckmann (incroyable et méconnaissable Guillaume Gallienne) et de Konstantin von Essenbeck (Denis Podalydes, surprenant dans ce rôle de brute répugnante). La baronne Sophie Essenbeck, autoritaire, glaçante et cynique, finira dans son cercueil dans un sinistre costume de noces aux côtés de son amant Konstantin. Elle est la mère de Martin qu’elle manipule, jeune homme inverti, pervers, pédophile, rebelle qui se retrouve à la tête des aciéries et consentira à toutes les trahisons, symbole absolu du Mal, magnifiquement interprété par Christophe Montenez. Chez Visconti, Helmut Berger apparaissait travesti en Marlène Dietrich. C’est un vrai bonheur de voir la troupe de la Comédie-Française dans la Cour d’honneur après plus de vingt ans d’absence et d’admirer la cohésion et le talent de comédiens tous très doués, libres de tout académisme et capable de dépasser les frontières de leur art.

A Avignon, la scénographie du spectacle utilisait toute l’ouverture immense du plateau : à jardin des loges d’artistes, au centre un grand espace de jeu orange, évocation du métal en fusion des aciéries, à cour, des cercueils alignés qui recevront successivement les corps dans un rituel répétitif. La musique (enregistrée ou joue en direct par des musiciens qui accompagnent les acteurs) emprunte à la musique classique ou au rock métal allemand (à Paris, les cercueils ont quitté la scène ainsi que les musiciens). La vidéo occupe une place prépondérante, parfois un peu envahissante, voire intrusive, même si elle est toujours pertinente. Sur un écran géant, des gros plans scrute les personnages et montre des images d’archives, plus précisément quatre événements symboliques : l’incendie du Reichstag, le camp de concentration de Dachau, un autodafé au cours duquel sont égrenés des noms d’écrivains concernés, la nuit des longs couteaux, orgie sanglante. Quand l’écran ne renvoie pas l’image du public muet, complice malgré lui de tant d’horreurs. Un travail tout le temps inventif et jamais redondant, ajoutant du sens au sens, associé à un travail sur le son exceptionnel (au début du spectacle les gradins vibrent de grondements puissants évoquant le bruit des machines. Le chant nazi chanté par un chœur de SA sur l’écran enveloppe le public créant une sensation vraiment dérangeante).
La mise en scène de Ivo Van Hove s’éloigne de tout réalisme en n’utilisant que les codes du nazisme reconnaissables, elle joue conjointement de la stylisation et d’images chocs et réussit à faire en sorte que l’histoire d’hier parle d’aujourd’hui, concluant par une scène finale redoutable de violence et d’efficacité.

Les Damnés, d’après Luchino Visconti, mise en scène Ivo van Hove. Scénographie et lumière Jan Versweyseld. Costumes An d’Huys. Vidéo Tal Yarden. Musique et concept sonore Eric Sleichim . Dramaturgie Bart van den Eynde. Avec la Troupe de la Comédie-Française : Sylvia Bergé, Éric Génovèse, Denis Podalydès, Alexandre Pavloff, Guillaume Gallienne, Elsa Lepoivre, Loïc Corbery, Adeline d’Hermy, Clément Hervieu-Léger, Jennifer Decker, Didier Sandre, Christophe Montenez
Et Basile Alaïmalaïs, Sébastien Baulain, Thomas Gendronneau, Ghislain Grellier, Oscar Lesage, Stephen Tordo, Tom Wozniczka.
Avec Bl !ndman [Sax] : Koen Maas, Roeland Vanhoorne, Piet Rebel, Raf Minten

Comédie-Française 20h30 en alternance jusqu’au 1er janvier
© Christophe Raynaud de Lage

Le scénario Les Damnés est paru dans le n°634 de la revue L’Avant-Scène Cinéma.
Les Damnés fait l’objet d’une Pièce (dé)montée, dossier pédagogique réalisé par Canopé.
Le spectacle sera diffusé sur Culturebox pendant 6 mois.

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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