Du 27 mars au 4 mai 2025 au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.

Le Moche de Marius von Mayenburg par Aurélien Hamard-Padis.

Devenir un objet manufacturé ou bien rester soi-même : dilemme.

Le Moche de Marius von Mayenburg par Aurélien Hamard-Padis.

Lette, ingénieur talentueux, découvre du jour au lendemain qu’il est très laid - personne ne le lui avait jamais dit. Le Moche raconte son histoire, sa chirurgie de reconstruction faciale par un expert mondial, son nouveau visage. Un nouveau visage fabuleusement réussi : son épouse l’embrasse avec plus de fougue, son patron l’envoie donner des conférences, son chirurgien l’emmène partout avec lui pour monter sa perfection. Lette est désiré pour la première fois, mais son identité se délite. ‘(Quatrième de couverture de Le Moche Le Chien, la Nuit et le Couteau, traduit par Laurent Muhleisen et Hélène Mauler & René Zahnd, L’Arche, scène ouverte, 2025)

La problématique contemporaine est un savant mélange d’Instagram et de Botox. Dans les seventies, la science- fiction anticipait des mondes étranges ; or, en 2025, au-delà de cette étrangeté initiale, on voit de plus en plus, l’âge venu, « des visages, bouches et pommettes réunis par un canon siliconé, juchés sur des rondeurs suspectes et aéro-gonflées ». Soit un monde advenu à la frontière de la réalité et du rêve assombri : fable caustique de Mayenburg.

Lette conçoit des connecteurs de courant fort pour l’industrie automobile. Un jour, il apprend qu’il ne pourra pas présenter au public sa dernière réalisation : son assistant s’en chargera. Lette serait trop laid pour la vente, et face à son patron et face à sa femme, il décide de changer de visage grâce à un chirurgien renommé qui donne à Lette une tête artificielle. Là est le coup de théâtre : « le Moche » est d’une beauté sublime créant pouvoir et convoitise.

Bien que cette nouvelle apparence ne change rien à son être profond, elle reconfigure ses relations. Lette vend, de conférence en conférence, à la fois, son connecteur de courant fort et son visage. Les femmes s’empressent devant sa chambre d’hôtel, dont une étrange dame complaisante à laquelle, passif, il consent, et les hommes près de lui s’emploient à lui ressembler étrangement. Le nouveau visage artificiel du héros, « recopiable », est maudit ; parmi ces autres identiques, il ne paraît pouvoir rester authentique.

Le metteur en scène Aurélien Hamard-Padis évoque ce passage de la laideur à la beauté, du naturel à l’artificiel, du rejet à la convoitise, de l’état de salarié à l’ivresse du pouvoir, de l’unicité à la reproductibilité en série. La pensée relationnelle est un joug imposé à soi-même dans le regard des autres - l’identité sociale met paradoxalement en valeur l’individualisme, l’autonomie, le communautarisme et la liberté individuelle qui n’est plus que perte de soi.

La comédie qui parle d’un sujet grave - la perte existentielle de repères stables dans un monde agité - dégage une légèreté, une désinvolture et une loufoquerie auxquelles la salle ne peut qu’adhérer, tant les valeurs glamour de beauté et d’attirance « physique » dévoilées sont moquées, si détournées d’un retour à soi, à une conscience préservée en lien avec les autres.

Jordan Rezgui est un chirurgien chantonnant, espiègle et pragmatique ; il joue aussi le chef de Lette. Thierry Godard est l’assistant de ce dernier et le fils de la dame riche, velléitaire et plutôt admirateur de l’inventeur véritable. Sylvia Bergé est l’épouse sincère du héros, comme la dame fantasque, amusée, provocatrice ou en échange, à l’écoute attentive de son mari.

Quant à celui-ci, Thierry Hancisse, il est à l’apogée de son art, passant du registre quotidien et banal d’un Monsieur-Tout-Le-Monde à un quidam qui prend la grosse tête, devenu soudain prétentieux à la suite d’un prétendu succès. L’acteur prend de grands airs, paradant, s’affichant, bombant le torse, s’exhibant, se pavanant, posant, regardant de haut, se rengorgeant. Rires.

Un numéro de comiques avertis qui laisse paraître ici et là de la mélancolie. Un monde de fous tragiques qui se battent encore contre des moulins à vent.

Le Moche de Marius von Mayenburg ( L’Arche édit. pour la version française, 2025), traduction Laurent Muhleisen, mise en scène d’Aurélien Hamard-Padis, avec la troupe de la Comédie-Française, Thierry Hancisse, Sylvia Bergé, Jordan Rezgui, Thierry Godard, scénographie Salma Bordes, costumes Claire Fayel, lumières Jérémie Papin, son Antoine Richard. Du 27 mars au 4 mai 2025 à 18h30, relâche lundi et mardi ainsi que les 19, 20 avril et le 1er mai au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, 99 rue de Rivoli, Galerie du Carrousel du Louvre 75001 - Paris.
Crédit photo : Vincent Pontet, coll. Comédie-Française.

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Véronique Hotte

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