Electre des bas-fonds de Simon Abkarian

Electre des bas-fonds de Simon Abkarian

Les Atrides, Simon Abkarian les connaît bien, il les a fréquentés de près au théâtre du Soleil quand il jouait dans les mises en scène d’Ariane Mnouchkine dans les années 1985-1990. Comédien, auteur, metteur en scène, il a construit un univers théâtral singulier nourri de constantes qui font son identité telles que la référence à la tragédie grecque, mère universelle de la littérature occidentale, la nécessaire présence de la danse et de la musique « sans lesquelles la tragédie serait irrespirable », des thématiques fortes comme l’insupportable hégémonie masculine dans l’histoire de l’humanité ou le thème de la famille ; Abkarian est un formidable raconteur d’histoires et un chef de troupe généreux dont les qualités artistiques cousinent avec celles de Wajdi Mouawad avec lequel il partage une part d’Orient, l’attachement à la Grèce antique, une écriture poétique qui a du souffle, une certaine exubérance maîtrisée. Son théâtre, coloré, empreint d’une grande humanité et d’une vitalité communicative, a certainement beaucoup appris du Théâtre du Soleil mettant à profit ses enseignements pour inventer sa propre identité. Le voilà de retour sur la grande scène du Soleil pour une nouvelle création (il y avait donné récemment Le Dernier jour du jeûne et L’envol des cigognes).
Installé à cour dans l’espace personnel du musicien attitré du Soleil, Jean-Jacques Lemêtre, le trio Howlin’jaws très rock’ n’ roll — constitué de Djivan Abkarian (contrebasse, chant), Lucas Humbert (guitare, chœurs) et Baptiste Léon (batterie, chœur) — s’y entend fort bien pour passer des instruments habituels à des instruments plus exotiques et très variés (oud, percussion indienne, mandoline, ukulélé, saz, banjo, djura grec) des rythmes rock aux rythmes orientaux. La musique est au cœur du spectacle mais on aurait aimé qu’elle soit moins omniprésente, elle en aurait eu que plus de force.

Simon Abkarian a puisé aux diverses sources antiques pour réécrire la tragédie d’Electre et d’Oreste son frère. Sous sa plume, Electre, déchue de son statut de princesse, vit dans les bas-fonds d’Argos, mariée à un type aussi pauvre que gentil qui ne l’a jamais touchée (Simon Abkarian), en compagnie des Troyennes captives réduites en esclavage, ici prostituée, une autre forme de déchéance et d’indignité. Elles constituent l’un des trois chœurs et racontent leur propre tragédie.
Ça commence le jour de la fête des morts, symbole polysémique et grinçant au regard des meurtres passés et à venir. Écrit dans une très belle langue poétique qui touche à l’antique sans excès, le texte retrace habilement la genèse de cette histoire compliquée : l’enlèvement d’Hélène peut-être ravie de l’occasion que Pâris lui donne de vivre sa vie, la vengeance d’Athéna qu’Agamemnon a osé défier et qui réclame le sacrifice de sa fille Iphigénie, le meurtre d’Agamemnon par le bras armé d’Egisthe qui venge tout à la fois son père Thyeste de l’horreur que lui a infligé autrefois Atrée ainsi que l’épouse d’Agamemnon, Clytemnestre, détruite par la mort de sa fille Iphigénie, les deux meurtres d’Egisthe et de Clytemnestre imposés à son fils Oreste par Apollon alors que le jeune homme s’y résoud à contre coeur. De très belles scènes, en particulier entre Electre et Chrysothémis sa sœur (interprétations intenses d’Aurore Frémont et Rafaela Jirkovsky) où la dialectique prend chacune à revers ; Catherine Schaub Abkarian fait vibrer l’émotion dans une ultime confession désespérée de Clytemnestre pour tenter d’échapper à la mort devant le bras armé de son fils.
Danses orientales, tribales, musique métissée, maquillages et costumes colorés, cette fête des morts est un hymne tragique à la vie un brin shakespearien, apparition du fantôme du père, fantasmes oniriques, c’est une fête du théâtre qui parle de nous, des enjeux universels qui nous gouvernent.

Electre des bas-fonds, texte et mise en scène Simon Abkarian. Avec Djivan Abkarian, Maral Abkarian, Simon Abkarian, Chouchane Agoudjian, Anaïs Ancel, Chloé Astor, Maud Brethenoux, Laurent Clauwaert, Victor Fradet, Aurore Frémont, Christina Galastian Agoudjian, Lucas Humbert, Rafaela Jirkovsky, Nathalie Le Boucher, Baptiste Léon, Olivier Mansard, Eliot Maurel, Nedjma Merahi, Manon Pélissier, Annie Rumani, Catherine Schaub-Abkarian, Suzana Thomaz, Frédérique Voruz Dramaturgie : Pierre Ziadé. Création lumière : Jean Michel Bauer et Geoffroy Adragna. Création musicale : Howlin’Jaws : Djivan Abkarian, Baptiste Léon, Lucas Humbert. Création collective des costumes sous le regard de Catherine Schaub Abkarian. Création décor : Simon Abkarian et Philippe Jasko. Au théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennesdu 10 juin au 15 juillet 2022. Résa : 01 43 74 24 08.

Texte aux Editions Actes sud papiers

© Antoine Agoudjian

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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