Création à la Comédie de Valence - cdn Drôme-Ardèche, puis en tournée.
Edène, conception, écriture et mise en scène d’Alice Zeniter.
La tentation de l’art et de la littérature bafouée chez les plus humbles.
Martin Eden est un roman semi-autobiographique de l’écrivain américain Jack London publié aux États-Unis en 1909. Ce marin de vingt ans issu des quartiers pauvres d’Oakland, décide de se cultiver pour séduire une jeune bourgeoise. Il écrit et devient auteur à succès : l’exaltation de la volonté de puissance comme bonheur. Or, l’embourgeoisement ne lui convient pas… L’ouverture d’une porte dans un monde inconnu permet une satire de la bourgeoisie du début du XX e siècle - vision accablante de la pauvreté et l’avilissement des ouvriers, l’hypocrisie du monde.
Alice Zeniter est metteuse en scène, autrice reconnue de pièces de théâtre et de romans. En 2013, elle fonde sa compagnie L’Entente cordiale et crée des spectacles, dont l’excellent « seule en scène » Je suis une fille sans histoire (L’Arche, 2021, coll. Des écrits pour la parole). Elle publie des romans, ainsi Juste avant l’oubli, L’Art de perdre, Prix Goncourt des lycéens, ou Comme un empire dans un empire. Le dernier, Frapper l’épopée, se passe en Nouvelle-Calédonie.
Edène, jeune femme de milieu populaire, s’amourache de Rose, de la bourgeoisie cultivée. La satire sociale porte sur le monde littéraire, quand la violence de classe et l’amour se télescopent, avec d’un côté, les « héritières », et de l’autre, les ouvrières de la blanchisserie d’un abattoir, là où Edène travaille pour gagner sa vie. La nuit, elle écrit, convaincue de sa vocation - malgré la fatigue et le mépris.
Ana Blagojevic, Leslie Bouchet, Chloé Chevalier, Elsa Guedj & Mélodie Richard (en alternance) et Camille Léon-Fucien sont les belles interprètes de cette intrigue, cinq actrices jouant alternativement divers rôles, sauf celui d’Edène dévolu à Camille Léon-Fucien, soit du côté des puissantes, soit de celui des exploitées qui prennent conscience d’elles-mêmes - travailleuses confrontées à la pénibilité des tâches imparties, sans la moindre reconnaissance, inexistantes, face au mépris de classe.
Et en exergue, la « littérature », nommée à plusieurs reprises - comme un objet extérieur, appartenant à une liste répertoriée d’auteurs, une galerie non de portraits mais de noms emblématiques, de Annie Ernaux à « Platon, Bourdieu, Marx et Ayn Rand », aux plus grands du XX è siècle. On aurait aimé que le procès littéraire soit analysé de l’intérieur, et non comme un drapeau brandi de réussite sociale… Et des questions qui n’en sont pas, quand la journaliste Salomé s’adresse à Edène :
« Sur les rayons des librairies, tu seras toujours en compétition avec le meilleur qui s’est fait dans les deux mille dernières années. Tu as vraiment envie que ce soit ton combat ? Tu crois que tu as les épaules ? Tu crois qu’un jour quelqu’un va se dire : je préfère lire Edène plutôt qu’Eschyle, Flaubert, Hugo, Dostoïevski… »
Or, Edène en convient : « La littérature ne sera jamais aussi violente que la vie. » Et la vraie vie, c’est celle des mères célibataires qui travaillent, le corps pressurisé, pour leurs enfants, s’offrant aussi des soirées de fêtes et d’oublis du quotidien dans les bars : ambiance évoquée à gros traits, façon romans de Nicolas Mathieu.
Ne resteraient à lire pour les « sous-femmes » travailleuses, que les romances à l’eau de rose ou érotiques auxquelles Edène s’adonne pour des raisons alimentaires, signant enfin des contrats éditoriaux. Nulle place n’est faite au rêve, mais à la trivialité de conditions sociales dégradées - revendications et grèves.
On aurait aimé voir les interprètes jouer intimement leurs conditions existentielles, et non pas se plier à l’oralité brute d’un parler pseudo populaire : « les gosses…, putain…, c’est un coup de fil de l’école qui t’appelle pour te dire que ta grande a tapé une petite…, les chefs t’engueulent, …. »
Reconnaissons de bons moments allègres et pleins de vie, comme celui de Gigi-personnage, racontant son confinement dans une tente du jardin, alors qu’elle est atteinte du Covid-19, avouant tout ce qu’elle a pensé et dit, et regretté d’avoir dit.
Un spectacle aux intentions louables et sincères dont la nécessité dramaturgique ne s’impose pas, et les attendus déjà répertoriés - clichés et lieux communs sociologiques - ne trouvent pas leur nécessité scénique dans la poésie et l’émotion. Gageons qu’avec le temps, la représentation gagnera en force et en évidence.
Edène, conception, écriture et mise en scène d’Alice Zeniter (collection Scène ouverte, édit. L’Arche), Avec Ana Blagojevic, Leslie Bouchet, Chloé Chevalier, Elsa Guedj & Mélodie Richard (en alternance), Camille Léon-Fucien. Création musicale Rubin Steiner, scénographie Camille Riquier, Création lumière Claire Gondrexon, costumes Laure Mahéo, assistante à la mise en scène Fanny Sintès. Création d’Edène, les 19, 20 et 21 novembre 2024 à La Comédie de Valence - Centre Dramatique National Drôme-Ardèche. Du 27 novembre au 1er décembre, La Criée, Théâtre National Marseille. Du 4 au 6 décembre, L’Onyx-Saint-Herblain avec Le Grand T, Nantes. Du 10 au 13 décembre, Théâtre de la Croix Rousse, Lyon. Du 15 au 26 janvier 2025, TPM, Théâtre Public de Montreuil, CDN. Le 6 février 2025, L’Archipel, Fouesnant. Le 3 avril, Athéna, Auray. Les 23 et 24 avril, La Maison du Théâtre avec Le Quartz, Scène nationale Brest. Le 27 avril, La Halle Ô Grains, Bayeux. Le 29 avril, Centre Culturel Jacques Duhamel, Vitré. Les 19 et 20 mai, Snat61 Le Forum, Flers.
Crédit photo : Simon Gosselin.