A la marge, de Tomohiro Maekawa au Festival d’Automne à Paris.
Irruption de l’étrange, depuis l’être jusqu’à la déconstruction de la réalité
Pour le metteur en scène Tomohiro Maekawa, quand il évoque sa création A la marge, le mystère est d’abord une valeur inhérente à la condition humaine. Il ne s’agit pas ici de science-fiction dont il a l’habitude, mais plutôt de l’inconnu, comme un objet en soi ; une entité à part entière - une pièce philosophique et métaphysique, de l’ordre du théâtre de l’absurde - abstractions et concepts. Le monde est monde certes - celui avec lequel on « négocie » tous les jours - ; or, il en existe d’autres.
Le spectacle s’ouvre par les retrouvailles de deux personnages - Teradomari et Mei, qui n’ont « pas grand-chose à se dire », mais sont surpris de se rencontrer, depuis le temps de l’école, après vingt-cinq ans de leur propre vie. Ils parlent d’eux-mêmes, s’inscrivant dans l’instant présent.
Leurs expériences à tous deux sont à la fois humaines et pleinement incohérentes. Ils changent leur regard sur le monde, questionnent leurs certitudes et re-considèrent leurs relations aux autres.
Le néant surgit dans une boîte en carton - le « rien » obscur est un système qui régit le monde -, et le personnage masculin qui est livreur de métier joue avec la métaphore facétieuse des boîtes de carton : le vide est dans la matière, dans les interstices entre les molécules, entre les cartons.
Et les récits se succèdent : un homme, touché par un AVC, tombe de sa chaise, il y a dix ans : il a subi l’intrusion d’un éclat de bouteille de bière dans la tête, sans qu’il n’y paraisse. Parallèlement à cette histoire, le narrateur est impressionné par une autre aventure, celle des tours de magie d’un tenancier de bistrot « le Milton », prestidigitateur doué dont les tours pourraient pénétrer la matière.
Impossible expérience farfelue, certes - irréelle, sur-réelle, inventée, falsifiée, fausse …et vraie !
Rien ne va plus et tout résonne étrangement : l’interlocutrice écoute son partenaire, et lui raconte sa vie à elle, recluse dans cette petite bourgade au milieu de la nature et de la campagne et vivant, divorcée à présent, avec sa mère malade et son frère, coureur de jupons, s’il fallait le qualifier.
Or, il se trouve que l’interlocuteur soupçonne son épouse d’adultère : elle aurait précisément pour amant, le frère déjà cité de Mei. Quant à cette dernière, elle vit une aventure amoureuse avec le supérieur hiérarchique de son entreprise. Le monde est bien petit quand les relations se nouent et se dénouent : comment les hasards peuvent-ils s’accumuler ainsi, contre toute vraisemblance ?
Le café est convivial - de jolies chaises de bistrot fin XIX è, placées comme dans les wagons de train d’antan, à l’intérieur desquels les sièges étaient en vis-à-vis dans les compartiments ; ici, de larges baies vitrées transparentes, laissent plus ou moins passer une lumière, une atmosphère cosy, mais le lieu laisse sourdre les bruits extérieurs - des grondements, des menaces indistincts.
Le protagoniste, par instants, sort de ses gonds puis regrette cet emportement, peu après ; son interlocutrice est plus apaisée, sauf quand un prétendu fils adoptif se présente à ses yeux : elle ne se souvient pas, et ses aveux, qu’ils soient fictifs ou mensongers, n’éclairent pas l’énigme.
Où sont le vrai et le faux ? Quels seraient les rêves qui supplanteraient la réalité et sa monotonie ? Fait-on la distinction entre le songe, et ce que l’être croit vivre authentiquement ? Ne cessant d’être ballotté entre des propositions existentielles diverses, il finit par choisir celle qui lui sied, croit-il.
Toujours est-il qu’autour du duo investi par son dialogue - échanges et débats - , vit toute une série de figures et de personnages, des jeunes gens le plus souvent, si ce n’est le cafetier- magicien ; la mère malade de Mei, l’interlocutrice, est paradoxalement une jeune fille contemporaine. Les acteurs s’échangent les rôles, s’approprient la parole de l’un l’autre, au-delà des âges et genres.
Ils forment un ensemble, un chœur, une chorégraphie soignée - rigueur et talent -, évoluant dans le silence, quand les figures n’interviennent pas, spectateurs des scènes jouées - un ballet raffiné.
On ne sait s’ils sont des vivants, des ombres, des fantômes, des revenants, des êtres à la lisière entre le sommeil et la veille, la rêverie et le sentiment de réalité, entre le songe, l’illusion et l’évidence. Des personnages de théâtre qui nous ressemblent, à la marge des attentes convenues.
A la marge, texte et mise en scène de Tomohiro Maekawa. Avec Junpei Yasui, Nobue Iketani, Shinya Hamada, Ryuji Mori, Soh Morishita, sho Yakumaru, Ellie Toyota, Midori Shimizu, Ryohei Maki. Lumières Kei Sato, scénographie Kenichi Toki, musique Shuhei Kamimura. Dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, du 22 au 26 novembre 20h, à la Maison de la Culture du Japon à Paris. mcjp.fr Tel : 01 44 37 95 95, festival-automne.com Tél : 01 53 45 17 17.
Crédit photo : Pierre Grosbois