66 jours de Théo Askolovitch
Connaître l’ombre pour découvrir la lumière d’être.
Entrer en maladie revient à faire l’expérience de l’impuissance à retenir la vie, à continuer à mener l’ancienne vie des bien-portants, en s’enfermant dans un monde de dépendances - proches et médecins auxquels on demande assistance, sur lesquels repose le sort de chacun, organiser sa nouvelle vie - le sentiment du « regret d’un temps à jamais révolu ». (J. Reverzy, la Vraie Vie)
Le monde de la maladie paraît lointain aux yeux du bien-portant, surtout quand on a vingt ans ou à peine, comme Théo Askolovitch. Les trésors de courage et d’abnégation déployés par le malade en font un être exceptionnel qui, affrontant l’épreuve avec dignité, acquiert un prestige supérieur.
Telle est la condition de l’auteur et acteur de 66 jours, un « seul en scène » éblouissant de Théo Askolovitch qui crève l’écran - un corps, une voix et un rythme narratif d’une présence soutenue.
Le narrateur sait combien la vie est précieuse, à tout instant, grâce à l’expérience malheureuse de la maladie, un cancer des testicules, à l’âge encore du « vert paradis des amours enfantines ».
Tel est le récit par l’interprète, ancien patient aujourd’hui en rémission, de la prise de conscience de ce que « le miracle de la vie » veut dire, une révélation éclatante, à force d’efforts et de peines, un réconfort existentiel, en quelque sorte, qui est celui d’apprécier la saveur de se sentir en vie.
Avec sa famille autour de lui, son père tant aimé et tant admiré qui agace pourtant le fils de sa perfection bienheureuse, la soeur complice, les copains - les « frères », car Théo Akolovitch privilégie le parler des djeunes de banlieue - avec lesquels il partage la passion du foot et de la fête en perspective pour une potentielle Coupe du Monde, réalité qui correspondra à sa rémission :
« Vous savez comment c’est quand on se fait des paris dans sa tête du genre « si je mets ce panier du premier coup, tout ira bien » ? Moi je suis en train de faire la même chose avec l’équipe de France et je me dis « si on gagne je guéris, si on perd je… » enfin, bref, des trucs horribles. Ça n’a aucun sens je sais, mais bon… à croire que Messi c’est le cancer et que Mbappé c’est la chimio… »
Le rapport familial est privilégié avec l’ombre de la mère disparue alors qu’il n’a que 14 ans ; il parle la nuit avec cette dernière pour être sûr que l’oubli ne l’emportera pas, « pour ne pas laisser le temps emporter le moindre grain de poussière de l’amour éprouvé pour elle ». Pour la rassurer, lui dire qu’il est en vie et qu’il va bien. Avec le théâtre plus tard, c’est un autre moyen de lui parler.
Peut-être le malade est-il le plus vivant, lui qui sait à présent que le mot cancer « n’a plus rien de redoutable, que seule la révélation de la maladie est douloureuse (…) Et qu’il sache qu’avec..ses piqûres qui lui perceront le cuir, avec ses joies, ses peines, la maladie lui ouvre ce qu’il n’avait jusque-là trouvé : la vraie vie. » (ibid.)
Théo Askolovitch raconte par le menu les détails concrets de cette expérience, mais en même temps, avec beaucoup de réserve et de pudeur, ses réactions personnelles, ses sensations nouvelles et inédites, désobligeantes et désagréables, quand il se voit pour la première fois installé et esseulé dans une chambre d’établissement hospitalier- froid, blanc, anonyme - sans la moindre fleur qui rappellerait la vie. Infirmiers et médecins sont tous prévenants, certains plus que d’autres.
Et il affronte avec le sourire des situations cocasses dont il fait partager au public les aberrations.
Il est difficile de renoncer à la maîtrise du cours de son existence : l’interprète sur la scène fait le récit de cet apprentissage - un enseignement pragmatique dont soi est le sujet et l’objet. Le voilà, tel Oreste aux prises avec les Erynies, ces divinités primitives et radicales, assailli par les tourments de l’incertitude, les crises et la douleur, les doutes, interrogations, remises en question.
Vivre avec la maladie - séances de chimiothérapie, opération chirurgicale, fatigue immense - suppose une lutte morale de tous les instants, et l’auteur et acteur sait de quoi il s’agit, pris d’une immense audace courageuse à vouloir saisir l’inouï et raconter ce que la société préfère taire : la maladie que l’on cache par peur de la mort.
« …dans l’insomnie, dans la maladie, dans certains moments de solitude, quand le but de tout cela s’offre nettement dans sa nudité, il faut à l’homme doué d’imagination un certain courage pour ne pas aller au-devant du fantôme, et embrasser le squelette. » (Eugène Delacroix, Correspondance)
Théo Askolovitvh, doué d’une belle tchatche dont il se méfie en même temps, contrôlant son débit, choisissant des temps d’arrêts et de pauses, la capuche de sweet recouvrant la tête, tel un athlète, un footballeur, qui se concentrerait avant le match, se défoulant et piétinant fébrilement le sol. Des signes manifestes que la vie est toujours là, qui emporte les peines et va de l’avant, patiemment.
Les spectateurs, attentifs et tendus par la prestation scénique du comédien, vivent avec lui ce temps suspendu, entre émotions fortes, baumes et consolations, entre vertiges de la pensée et, par-delà les dépressions, les ressaisies de soi rattrapées avec humour, comique et assurance.
66 jours, écrit et interprété par Théo Askolovitch, co-mise en scène François Rollin et Théo Askolovitch, avec la collaboration de Ludmilla Dabo. Jusqu’au 16 mars, le mercredi à 21h, au Théâtre La Flèche 77 rue de Charonne 75011 Paris. Tél : 01 40 09 70 40.
Crédit photo : Marie Charbonnier