Le Règles du savoir-vivre : Comment mettre en scène Jean-Luc Lagarce ?

Entretien avec Roger-Daniel Bensky

Le Règles du savoir-vivre : Comment mettre en scène Jean-Luc Lagarce ?

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne est une pièce à part dans l’œuvre de Jean-Luc Lagarce. Roger-Daniel Bensky et Sophie Paul Mortimer en donnent une vision tout à fait convaincante au Studio Hébertot, magistralement interprétée par Sophie Paul Mortimer. C’est sans doute, pour ce texte, la mise en scène la plus complexe et la plus savante qu’on ait pu voir. Pourtant, tout y paraît simple et fort drôle, au premier regard. Roger-Daniel Bensky, qui a conçu la mise en scène avec l’unique interprète du spectacle, Sophie Paul Mortimer, détaille pour nous certains aspects de cette production originale, à laquelle ont collaboré une université américaine et une compagnie théâtrale française.

Webtheatre : Inspirée d’un manuel des bonnes manières de la fin du XIXe siècle, cette pièce de Lagarce est-elle vraiment un texte de théâtre ?
Roger-Daniel Bensky : Cela ne se présente pas comme un texte de théâtre. C’est un ovni de scène. L’auteur est plutôt avare en didascalies. On ne voit pas ce qui construit le personnage. On pourrait prendre le texte pour une profération d’instructions, un collage d’éléments protocolaires. Je ne connaissais pas ce texte quand Sophie Paul Mortimer me l’a fait parvenir à Washington, en pensant qu’elle pouvait le jouer et que, pour sa compagnie Turtle Bay, nous pourrions le mettre en scène ensemble. Je connaissais les textes « canoniques » de Lagarce. J’ai fait travailler les étudiants à Washington et à Haïti sur des pièces comme Le Pays lointain et J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne. Ce sont des œuvres imprégnées de subjeclivité. Il y a un texte qu’on peut rapprocher des Règles du savoir-vivre. C’est Music-hall, où le personnage est en retrait. Dans Les Règles du savoir-vivre, le personnage est carrément raturé.
Le personnage de la baronne ?
Oui, raturé. Rature en tant que personnage à trois dimensions, ce qui fait que le texte est un grand défi ludique aux bateleurs que nous sommes. Comment le présenter, comment le faire accepter ? Sophie Paul Mortimer a voulu tout de suite éviter l’écueil de la conférence. En 1889, la baronne de Staff écrivait pour qu’on la lise mais proférer le texte soulève la tentation inévitable de la Conférence, de l’oratrice comme conférencière, tentation que nous voulions à tout prix éviter comme un piège. Nous n’avons voulu de cette fausse évidence. Nous avons cherché longtemps.
Vous avez travaillé en duo alors que vous enseignez à l’université Georgetown de la ville de Washington et que Sophie Paul Mortimer habite Paris !
Ce fut un dialogue transatlantique ! Nous avons eu toute une année de dialogue par courriels. On a tout exploré ! L’aventure a commencé il y a quatre ans. Pendant une année, nous avons échangé nos points de vue. Nous avons pensé à donner au personnage l’aspect d’une sorte de pythie de Delphes, d’une pythie mondaine, puis celui d’une personne déjantée, prise dans un délire quasi clinique. C’est plus tard, en répétant, que nous nous sommes vite rendu compte qu’il fallait reconstituer, à partir de bribes spectrales, une biographie, retrouver ce qu’elle avait vécu. Beaucoup d’éléments nous y invitaient : cette façon maniaque de vouloir protéger les jeunes filles, l’horreur manifestée à l’égard des connaissances les plus banales, la volonté de tout ramener à un même monde avec la même éducation pour une même ressemblance identitaire. On voit se dégager alors la préhistoire d’une vie avec des déboires, des moments très douloureux qui amènent le personnage à s’investir corps et âme dans des protocoles impersonnels ou trans-personnels. Ses recommandations sont des aveux tout à fait subjectifs.
Les premières répétitions se sont passées en France ou aux Etats-Unis ?
Après cette année de dialogue, Sophie est venue à Washington, à l’automne 2016, avec un maître des lumières et de l’algorithme, Gérard Karlikow. Nous avons commencé à répéter, à établir la base de la mise en scène, l’évolution des jeux, la géométrie et la chorégraphie des déplacements dans l’espace. Karlikow a créé un logiciel, qui est une sorte de spatiographie pour la comédienne. C’est avec cet outil que Sophie est rentrée à Paris et a continué de travailler. Tout s’est révélé juste et précis. Au printemps 2017, je suis venu à Paris et nous avons repris les répétitions, pour la création au théâtre de Vanves en juin. Pour le costume, le choix a été fait par Sophie avec ses collaboratrices. Elle a aussi choisi les musiques qui permettent d’indiquer le temps, le passage des années et le « noyau lyrique » de la dame qui, tout en étant corsetée dans son psychisme, a la danse en elle. J’ai intégré, du point de vue musical, la présence de la mort avec un chant funèbre mongol. Dans la scène finale, après que le personnage eut parlé des noces d’argent et des noces d’or, il y a, de notre part, un souvenir de l’Egypte antique, d’Anubis le dieu à tête de chien et de l’imagerie des sarcophages. Sophie prend son étole comme un linceul et ceint son front avec un ruban…
Le public et les étudiants de Washington ont-ils pu voir le spectacle ?
A l’université Georgetown, j’ai beaucoup bénéficié du soutien de notre directrice d’études, Deborah Lesko Baker, du Département de français et d’études francophones. Elle a grandement favorisé cette production et ce travail. Mes collègues et les étudiants n’ont pas vu le spectacle et ont assisté à la phase initiale du travail, ce qui a été extraordinaire pour eux. Mais je ne pense pas qu’on puisse montrer en anglais Les Règles du savoir-vivre au public américain. Là-bas, il n’y a pas, comme en France, une culture texto-centrique. Notre spectacle a été réellement créé au théâtre de Vanves et, grâce à Sylvia Roux, directrice du Studio Hébertot, fait sa pleine rencontre avec le public français à Paris.

Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Roger-Daniel Bensky et Sophie Paul Mortimer, lumières de Gérard Karlikow, costume de Gaëlle Lépinay et Valentine Le Sech, avec Sophie Paul Mortimer. Texte aux Solitaires intempestifs. (Voir notre critique du spectacle à la création au théâtre de Vanves, le 18 juin 2017).

Studio Hébertot, Paris. Les lundi et mardi 21 h. Tél. : 01 42 93 13 04, jusqu’au 13 janvier. (Durée : 1 h 45).

Photo François Vila : Roger-Daniel Bensky et Sophie Paul Mortimer.

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter depuis un quart...

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