La Dame de Pique, de Tchaïkovski
Névroses du jeu et de l’amour
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- 17 février 2005
- Critiques
- Opéra & Classique
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Tchaïkovski avait repoussé les héros de La Dame de Pique de Pouchkine d’un siècle pour les placer au temps de la tsarine Catherine II. À Bruxelles, le metteur en scène anglais Richard Jones en avance au contraire les pions dans l’espace d’un siècle où la sainte Russie était devenue soviétique.
Uniformes aux couleurs de l’Armée Rouge et robes des années trente ou cinquante... Tout est censé se passer plus près de nous. Mais ce coup de patte donné au temps accuse pourtant un petit coup de vieux. La transposition ne rajeunit pas l’œuvre qui n’en a pas besoin, elle la déplace d’un cran. C’est la mode. Sans transposition, sans réactualisation, il n’y plus de mise en scène. Celle-ci, créée par le Welsh Opera de Cardiff et accueillie fin janvier par la Monnaie de Bruxelles, a cinq ans d’âge et n’a pas pris d’autres rides. Imaginative, parfaitement cohérente, elle rend en partie à Pouchkine ce que Tchaïkovski lui avait enlevé. La nouvelle, brève, incisive, raconte l’irrésistible déchéance de Hermann, flambeur cynique qui courtise une pauvre fille dans le seul but d’obtenir d’elle le secret des cartes détenu par une riche parente et qui, devenu fou, finit ses jours dans un asile psychiatrique.
Des ondes d’horreur poétique
Tchaïkovski en fait un héros romantique, réellement épris de Lisa, petite-fille d’une riche et mystérieuse comtesse. Et c’est parce qu’il est sans le sou que ce Hermann-là veut à tout prix connaître la combinaison du tiercé gagnant qui lui permettrait de l’épouser. Il en perd la tête et le sens de sa démarche. Lisa, se croyant trahie, se jette dans le fleuve et lui, perdant au jeu qu’il croyait infaillible, se suicide d’un coup de revolver. Il y a du fantastique et du para-psychologique dans l’adaptation de Tchaïkovski, la mort de la vieille et les apparitions de son fantôme, la spirale de la folie qui entraîne Hermann vers d’improbables pulsions. Autant de clair-obscurs d’âmes damnées que Richard Jones met en évidence dans les décors et costumes aux dominantes noires et grises de John Macfarlane, des jeux de marionnettes et des lumières spectrales. Hermann, collé dans son lit à la verticale et embrassé par le squelette géant de la comtesse, produit des ondes d’horreur poétique. Le salpêtre et les murs fissurés des appartements de Lisa et de sa grand-mère renvoient à la décadence des classes dominantes et le bal devenu carnaval tourne la fête en marche funèbre.
Vieille Barbie hollywoodienne
Ce soir-là, le ténor Vitali Tarachenko, malade, mimait le rôle d’Hermann tandis qu’un remplaçant chantait depuis la fosse d’orchestre. Aléas inévitables du spectacle vivant, ne laissant ici au personnage central qu’une silhouette pataude dont la séduction supposée n’était plus guère perceptible. Le reste de la distribution, presque entièrement russe, releva vaillamment le défi avec notamment la comtesse de Nina Romanova transformée en vieille Barbie hollywoodienne. Le chef milanais Daniele Callegari assura une direction sans flamme excessive, mais en accord profond avec les tourments de ce Tchaïkovski tout juste quinquagénaire qui composa ce chef d’œuvre en une quarantaine de jours.
La Dame de Pique, de Piotr Ilyitch Tchaïkovski, orchestre symphonique, choeurs et choeurs d’enfants de La Monnaie à Bruxelles, direction Daniele Callegari, mise en scène Richard Jones, décors et costumes John Macfarlane, avec Vitali Tarachenko, Tomas Tomason, Vladimir Chernov, Nina Romanova, Tatiana Monogarova, Marina Domaschenko, Marc Coulon, André Grégoire... Opéra National La Monnaie à Bruxelles - du 25 janvier au 10 février 2005.