Du 23 mars au 4 avril 2024, au Théâtre Nanterre-Amandiers.

Je suis la bête d’Anne Sibran par Julie Delille.

Une bête, entre humanité et animalité, conscience de soi et monde obscur.

Je suis la bête d'Anne Sibran par Julie Delille.

Une fillette abandonnée est recueillie puis élevée par un animal sauvage. A mi-chemin entre l’homme et l’animal, le langage est imparfait pour décrire ce qu’elle est devenue. Alors qu’elle est capturée et forcée de s’adapter au monde civilisé, c’est par la violence qu’on lui fait perdre son enfance, son animalité, sa nature. En voulant l’humaniser, on fait d’elle une bête : Je suis la bête.

A la lisière entre le monde des bêtes et celui des hommes, s’impose la sublime incarnation de Julie Delille, entre femme et animale. Le personnage féminin est indistinct et insaisissable dans l’espace sombre de la scénographie ombreuse et mystérieuse de conte fantastique de Chantal de la Coste.

La bête est montrée et déployée - sautillant et se déplaçant de biais et à quatre pattes, grenouille ou gargouille, puis retrouvant plus tard la station humaine debout. La créature est exposée sur la scène, en même temps que s’installe l’abîme foudroyant du monde du vivant, qu’on peine à voir.
Nuages de montagnes, brumes du matin ou du soir, la scène respire à l’aune du temps et climat.

Avec son corps et sa gestuelle - la façon de se mouvoir sur la scène dans l’obscurité noire des grottes maternelles ou de la vie pressentie dans des rêves primitifs nocturnes- lumières d’Elsa Revol -, l’interprète joue de l’imagerie animale des monstres composites, inquiétants et sculptés de la mémoire universelle, exprimant la fascination pour la bête et l’ambivalence de cette relation.

A la fin, la bête se débat à l’intérieur d’un filet - membrane symbolique - d’où elle peine à surgir.

Avec les aspects maléfiques et bénéfiques des animaux, la part de bestialité dans l’humain et inversement, la familiarité entre règne animal et espèce humaine, se dit un même instinct vital.
L’enfant de deux ans abandonnée est « récupérée » par une chatte qui l’élève, la nourrit de son lait et lui donne ses nouveaux-nés chatons à dévorer, qui lui apprend à se servir de ses crocs acérés et de sa bouche fouineuse apte à déterrer la moindre bête pour la déchiqueter et l’avaler.

La proximité de la nature représente la confusion de l’homme et de l’animal, la brutalité de cette confusion indistincte - la violence du sauvage qui mange de la chair humaine, rouge sang.
Belette dangereuse meurtrissante et blessante, blaireaux barbares et blairelle plus humaine…

La forêt est le lieu archaïque où vivent ceux qui survivent dans l’égarement, non assimilables aux hommes, barbares et primitifs, faunes ou nymphes dans l’absence de lois, catégorie et hiérarchie. Soit la liberté de l’être assujetti à sa volonté réduite puisqu’elle est limitée au seul exercice de sa force. Violence âcre et brutalité au jour le jour de la lutte quotidienne et l’urgent combat pour la vie.

« (…) Ah ! Dire ce qu’elle était est chose dure/ cette forêt féroce et âpre et forte/ qui ranime la peur dans la pensée ! » (Dante, L’Enfer, chant I, traduit. Jacqueline Risset)
Figure décorative, la forêt est le lieu de profusion, d’exubérance, d’impossible communication : on s’y installe pourtant pour connaître la vérité existentielle - la sienne et celle de la vie. On y sent, l’oreille collée à l’humus humide, la respiration de la terre vibrante, les odeurs écoeurantes de chair vive ou morte, les senteurs de la flore sylvestre, on y entend les cris des oiseaux et des bêtes, les craquements des feuilles sèches et des brindilles foulées- création sonore d’Antoine Richard.

L’écriture à la fois « simple », précise et sensuelle d’Anne Sibran convoque sur la scène l’étrangeté de cette bête qui refuse son destin de femme - objet traditionnel de vénération, de condamnation morale ou de rejet. Et trône dans l’espace scénique la présence diffuse et tendue de cette chimère ou monstre hybride, créature évocatrice d’instinct, de férocité, de puissance obscure incontrôlable.

Or, nulle présence diabolique du « Mal », mais condition de sa survie, point d’ancrage à la réalité.
La hantise de l’animalité reste présente dans l’imagerie populaire et enfantine, inspiration visionnaire extraordinaire pour les deux artistes que sont l’auteure, la metteuse en scène et l’interprète : la Bête formule les mots d’une conscience éveillée à soi et à un monde obscur choisi.

Je suis la bête, texte et adaptation de Anne Sibran d’après son roman (édit. Gallimard), mise en scène et interprétation Julie Delille - Théâtre des Trois Parques -. Scénographie, costumes, regard extérieur Chantal de la Coste. Création lumière Elsa Revol, création sonore Antoine Richard. Du 23 mars au 4 avril 2024, mar, mer 19h30 / jeu, ven 20h30 / sam 18h /au Théâtre Nanterre Amandiers 7 avenue Pablo Picasso 92000 - Nanterre.
Crédit photo : Clémence Delille.

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Véronique Hotte

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