A Paris, Théâtre de la Tempête jusqu’au 5 mai 2024

Le Mandat de Nicolaï Erdman

Une satire joyeusement assassine

Le Mandat de Nicolaï Erdman

Nicolaï Erdman, dramaturge russe né au tournant du XXe siècle, est l’auteur de seulement deux pièces, Le Mandat (1924) créé par Meyerhold en 1925 et Le Suicidé (1928). Aucune n’étant au goût de la censure soviétique, les deux furent interdites malgré la réception enthousiaste du Mandat. Le Suicidé n’a été monté qu’en 1969 en Allemagne. Dépité, Erdman n’a plus écrit que des scénarios. Une bien grande perte pour le théâtre car au regard de ces deux brillantes satires on pouvait espérer une œuvre de grande qualité.
Patrick Pineau est un familier de l’univers de l’écrivain dont il a mis en scène Le Suicidé en 2011. Entre Gogol et Labiche, Le Mandat est un vaudeville politique satirique et assassin qui secoue sans ménagement communistes, bourgeois et vieilles souches du passé. Chez Labiche on s’affolait et courait dans tous les sens pour un chapeau de paille, ici, c’est pour l’obtention d’un mandat d’adhésion au parti communiste, soi-disant garantie de ne jamais être inquiétés et enjeu d’un projet de mariage entre les Smétanitch et les Goulatchkine. Selon la volonté de son père Olympe (François Caron), Valerian Smétanitch (Arthur Orcier) épousera Varvara Goulatchkine (Nadine Moret) pourvu qu’elle apporte en dot son frère Pavel (Ahmed Hammadi Chassin), réputé communiste, et donc protection assurée. Mais Pavel a menti ; il lui faut donc à tout prix trouver ce satané mandat, quoi qu’il lui en coûte car il n’a pas du tout envie d’être communiste. Chez les Goulatchkine on s’apprête à recevoir le prétendant et ses parents. On a invité des faux communistes pour faire plus vrai. Alors que Pavel et Nadejda, sa mère (Sylvie Orcier) discutaillent pour savoir quels tableaux il faut accrocher au mur, ils tombent d’accord pour choisir le tableau réversible selon les circonstances, Promenade à Copenhague/Karl Marx et Je crois en toi Seigneur. Un coup de marteau maladroit envoie par terre la vaisselle du voisin, Ivan Ivanovitch Chironkine (Virgil Leclaire) qui surgit furieux, une casserole dégoulinante de vermicelles au lait sur la tête, jurant qu’il va porter plainte à la milice. Pendant ce temps Tamara (Aline Le Berre), une amie de Nadejda, dans un état d’excitation apeurée, apporte en grand secret une malle en osier dans laquelle il y aurait la robe de l’impératrice : « Cette malle contient tout ce qu’il reste de la Russie en Russie », et un revolver, au cas où, qui se retrouve sous les fesses de la cuisinière Anastasia (Lauren Pineau-Orcier) laquelle, quelques exclamations plus tard, un peu étonnée, enfile la robe impériale et passe pour la véritable impératrice saluée par des révérences obséquieuses tandis que Pavel brandissant son pseudo-mandat se sent tout à coup une âme de dictateur avant d’avouer qu’il l’a lui-même écrit. Le voisin fonce chez la milice, mais revient bredouille : « ils ne veulent pas nous arrêter ». Et Pavel de se désoler : « Maman, s’ils ne veulent même plus nous arrêter, qu’est-ce qu’il nous reste pour vivre, maman ? qu’est-ce qu’il nous reste pour vivre ? » Finalement le mariage se fera et les Goulatchine viendront s’installer avec armes et bagages chez les Smétanitch. Les personnages, égarés dans un monde qu’ils ne comprennent plus, sont cruellement drôles dans leur désarroi, leurs petites lâchetés, leurs pauvres mensonges et leur infinie bêtise. La scénographie de Sylvie Orcier joue sur deux tonalités opposées : un appartement bourgeois chargé d’objets et très coloré laisse place à un espace abstrait sombre, censé représenter la maison des Smétanitch, qui au fond symbolise un no man’s land où tous les repères se sont dissous. Tous sont effrayés par les tressautements de l’Histoire et entraînés dans le même tourbillon d’un sauve-qui-peut général.
Il ressort du texte d’Erdman, de la mise en scène de Patrick Pineau et du jeu des acteurs une véritable jubilation, un parti-pris joyeux qui rehaussent l’humour et la satire.

Le Mandat. Texte, Nicolaï Erdman. Traduction, André Markowicz. Mise en scène, Patrick Pineau. Avec François Caron, Ahmed Hammadi Chassin, Marc Jeancourt, Aline Le Berre, Virgil Leclaire, Jean-Philippe Lévêque, Yasmine Modestine, Nadine Moret, Arthur Orcier, Sylvie Orcier, Patrick Pineau, Elliot Pineau-Orcier, Lauren Pineau-Orcier ; avec la participation de Jean-Philippe François musicien
et Christian Pinaud. Dramaturgie, Magali Rigaill. Lumières, Christian Pinaud. Musique et son, Jean-Philippe François. Scénographie, Sylvie Orcier. Régie générale, Florent Fouquet. Costumes, Gwendoline Bouget. Accessoires, Gwendoline Bouget, Sylvie Orcier, Giuseppe Pellegrino. Tableaux, Renaud Léon.Construction du décor, ateliers de la Maison de la Culture Bourges. Peinture du décor, Yann Launais. A Paris, Théâtre de la Tempête jusqu’au 5 mai 2024.
www.la-tempete.fr
© Simon Gosselin

A propos de l'auteur
Corinne Denailles
Corinne Denailles

Professeur de lettres ; a travaille dans le secteur de l’édition pédagogique dans le cadre de l’Education nationale. A collaboré comme critique théâtrale à divers journaux (Politis, Passage, Journal du théâtre, Zurban) et revue (Du théâtre,...

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