Au théâtre 14 jusqu’au 26 mai 2024
Qui a peur ? de Tom Lanoye
L’art du jeu en eaux troubles

La pièce du Flamand Tom Lanoye s’inspire de celle de l’Américain Edward Albee, Qui a peur de Virginia Woolf (1962) — immortalisée par le film de Mike Nichols avec Elizabeth Taylor et Richard Burton (1966) — pour s’en écarter et lui assigner des objectifs différents. Chez Albee l’histoire se passe à huis clos, durant une nuit, dans un milieu universitaire ; elle met en scène deux couples. Les hôtes, vieux loups qui tirent les ficelles de la soirée à laquelle ils ont convié un jeune professeur de biologie et son épouse plutôt niaise pour donner en spectacle l’enfer conjugal qui est le leur. Albee radiographie les relations entre les deux couples et les quatre personnages à partir de la question : « qui a peur de vivre sans illusions ? », le sens, selon l’auteur, de la petite chanson que chantonne Georges à Martha, « qui a peur de Virginia Woolf ? », écho du « Qui a peur du grand méchant loup » (Les trois petits cochons, Walt Disney), jouant sur la proximité entre Woolf et Wolf (le loup). En effet, leur enfant imaginaire, Jimmy, structure leur relation, toute toxique soit-elle. Sans cette illusion qu’ils ont fabriquée, sans ce mensonge qui le fait véritablement exister à leurs yeux et par la mise en scène exhibitionniste qu’ils en donnent, ils ne pourraient pas survivre à leur déréliction conjugale. C’est comme s’ils devaient aller au bout de la violence jusqu’à l’obscénité de leur relation, transgresser toutes les règles sociales, pour accéder à une sorte de rédemption apaisante en tuant symboliquement cet enfant qu’ils n’ont pas eu au terme d’une nuit de beuverie infernale.
Lanoye ne retient pas le milieu social ni la comptine, ni l’enfant imaginaire qu’il n’évacue pas, mais imagine une histoire d’avortement qui ne peut pas avoir une fonction symbolique équivalente. Il transpose le huis clos dans le monde du théâtre où l’illusion est reine. Tout en en déplaçant le propos, il use des ressorts de la pièce d’Albee, des mécanismes psychologiques qui régissent la relation entre les personnages ainsi que les caractères du couple le plus âgé Georges et Martha chez Albee, Koen et Claire chez Lanoye. En revanche, les deux jeunes comédiens engagés, Khadim et Leila, n’ont rien à voir avec Nike l’arriviste et la mielleuse Honey.
Nous sommes dans les coulisses d’un théâtre, Koen et Claire ont démonté le décor du spectacle qu’ils jouent depuis vingt ans sans conviction dont on comprend qu’il s’agit de la pièce d’Albee. Ils reproduisent dans leur vie ce qu’ils jouent à la scène dans une mise en abîme intéressante qui illustre la friction entre la réalité et la fiction, entre vérité et mensonge, accentuée par le choix d’attribuer aux personnages les noms des comédiens.
Elle est alcoolique, hargneuse, vulgaire, il est sarcastique, blasé, ils sont ringards, violents et obscènes. Au mieux, il la traite de « glorieux rossignol périmé de l’histoire du théâtre. » et ne recule pas devant l’outrance : « Fais attention qu’elle ne te fasse pas le coup du peignoir qui s’ouvre - tu ne t’imagines pas le nombre de lapins morts qu’elle parvient à faire sortir d’entre ses bourrelets ! » Elle n’est pas en reste pour balancer des attaques vulgaires et blessantes : « Un pet, voilà ce que tu es. Un pet, qui n’a même jamais ni réussi à se matérialiser en bonne vieille merde- ni réussi à laisser quelques traces de pneus au fond des toilettes de notre mémoire collective. » Voilà qui est dit.
Ils se donnent en spectacle devant Khadim et Leila, surpris mais pas déstabilisés et qui jouent si bien à jouer qu’ils embrouillent tout le monde. Manipulations et mensonges sont leurs armes communes dans ces joutes verbales qui parfois tournent au pugilat. Avec Khadim et Leila, s’invite une dimension politique sur la question, entre autres, des discriminations quand ils apprennent qu’ils ne seraient embauchés que comme alibi pour bénéficier de subsides attribués au nom de la diversité. Leila s’indigne : « Je hais les bavardages racistes des bouseux de province. Mais je déteste autant les bobos bien intentionnés et leur logorrhée abjecte sur « la diversité ! » […] j’étais contente que tu m’appelles, Koen. Je me suis dit que j’allais enfin pouvoir jouer une blonde. » Khadim n’est pas en reste : « Même si tu as l’impression, d’après tes critères à toi, d’être tout en bas de l’échelle, c’est encore et toujours toi qui décides si j’ai le droit ou non de jouer dans ton petit jeu. C’est toujours toi le gardien de l’écluse et moi qui rame dans la barque. »
Le débat porte beaucoup sur le théâtre, les points de vue contestataires des jeunes télescopent les aigreurs des vieux routards. Koen s’emploie à dézinguer Shakespeare qu’il a toujours adoré pour conclure sur ce point de vue définitif : « Le théâtre, il survit comme un cadavre empaillé, comme une pompe à fric mécanique pour les parasites sociaux. Comme une réserve pour les épuisés sans talents et les nuls, comme nous ici - tous les quatre. »
La mise en scène d’Aurore Fattier aurait pu faire l’économie d’éléments parasites : les fumigènes, le tulle noir, support de projections sans grand intérêt, visuellement très gênant et qui met la scène à distance. Malgré des réserves la proposition de cet exercice de style est intéressante et les comédiens tirent bien leur épingle du jeu.
Qui a peur ? Texte Tom Lanoye. Mise en scène Aurore Fattier. Traduction et dramaturgie, Aurore Fattier et Koen de Sutter, en collaboration avec Tom Lanoye. Avec Koen de Sutter, Claire Bodson, Khadim Fall, Leila Chaarani. Scénographie et costumes, Prunelle Rulens. Images & vidéos, Gwen Laroche. Son, Laurent Gueuning. Lumière, Franck Hasevoets. Régie lumière, Tom Van Antro.
Au théâtre 14 jusqu’au 26 mai 2024. Durée : 1h35.
www.theatre14.fr
© Prunelle Rulens