Jours de joie d’Arne Lygre et Stéphane Braunschweig

Débats collectifs et intimités apaisées

Jours de joie d'Arne Lygre et Stéphane Braunschweig

Un endroit paisible à la Tchekhov, au bord d’une rivière, en contrebas d’un cimetière, près d’un long banc frontal posé sur un magnifique tapis automnal et aérien de feuilles dorées. Entre la vie et les saisons, l’automne symbolise la perte des forces, la chute, le déclin, et l’époque de beauté aussi qui correspond à la maturité de la terre et à la lumière rougissante des rêves romantiques.

Un lieu pour se reposer ou converser avec qui l’on veut ou ne veut pas, quand surgit un intrus. Ainsi parle la mère, personnage emblématique de la pièce - remarquable Virginie Colemyn entre l’émotion sentie et épanouie du tragique existentiel et le jeu maîtrisé d’une distance ironique :
« Je suis simplement passée par là un jour, là-haut sur la route, et j’ai vu ce banc ici, en bas, au bord de la rivière, et alors je me suis dit que je devrais m’arrêter un peu, et depuis j’y suis revenue encore et encore. » On connaît l’attrait de la littérature et du théâtre pour les bancs, du Beckett de Premier Amour, entre autres, à la Duras du Square, par exemple, et de bon nombre de pièces.

Se rencontrent là trois groupes : une mère réunissant ses deux enfants dont l’une vit éloignée de ses parents, une rupture au sein d’un couple, un deuil compliqué dans une famille recomposée. Leurs histoires s’imbriquent et se répondent diversement sur la vie, la mort, le couple, la maternité, la paternité.
Avec l’annonce énigmatique de la disparition du frère Aksle de la première famille.

Dans un second volet, le salon de David, compagnon quitté par Aksle, d’où l’ont voit la neige silencieuse tomber depuis une large fenêtre, intérieur confortable où se fête son anniversaire, avec sa sœur et sa mère, sa voisine accompagnée d’un nouvel amoureux, trois amis d’enfance, et la mère d’Aksle. La scène entre David et sa propre mère quittant son mari adultère clôt la pièce : leur blessure amoureuse vécue inversement les réunit, et leur solitude dans ce « jour de joie ». Tabac et alcool à volonté sont au rendez-vous - les traces d’un ancien monde qu’on n’aurait pas quitté.

D’emblée, au premier volet, entre l’eau de la rivière et la parole, par métaphore sonore, s’impose la musique des sentiments mélancoliques et la nostalgie, le calme apaisant et l’ouverture aux méditations. L’eau, symbole d’un état provisoire et im-permanent, comme l’enfance ou bien la vie.
Face au banc plutôt fier de son effet, se tient le public, juste après la rivière qui absorbe le regard, le courant révélant, comme on sait, le désir de sortir des limites de son corps et de couler au coeur de l’intimité du monde jusqu’à l’oubli de soi. La contemplation de la rivière libère la parole poétique, embrassant l’infini du monde et du temps.(Dictionnaire culturel en langue française, Le Robert).
Mystère privé et secret de la vie et de la mort, tel est encore le voyage de la rivière, à travers la parole singulière d’Arne Lygre de prose poétique - rythme, scansion -, images, métaphores et percussion d’incises éthérées : « Une mère dit… Une soeur pense…Un orphelin de père dit… »

Economie des mots et profusion du non-dit en vrac, le théâtre du Norvégien Arne Lygre est monté pour la cinquième fois par le metteur en scène et directeur de L’Odéon-Théâtre de l’Europe, Stéphane Braunschweig : la pièce Jours de joie, écrite non pas en Bokmal, langue courante, mais en Nynorsk, littéraire, créée sur divers dialectes et utilisée par écrivains et poètes, tel Jon Fosse.
L’écriture de cet autre Norvégien Jon Fosse - Quelqu’un va venir, Je suis le vent … - fait écho, avec des variantes, à celle d’Arne Lygre - Puis Le silence, Je disparais … Or, Jours de joie rompt avec ces titres et leurs personnages confidentiels. Ici, huit acteurs jouent seize personnages, une pièce chorale paradoxale sur l’intimité secrète des relations familiales, conjugales, amoureuses, amicales, entre solitude et convergences - un monde, un paysage, pour le metteur en scène.

Le théâtre de Lygre livre une inquiétude contemporaine sur la fragilité de la vie, l’instabilité des existences, les places qu’on a cru trouver et qu’on perd : l’angoisse est son terrain de prédilection.
Le pouvoir du langage aide à l’expression et à la résolution de l’instabilité - la capacité des mots à se réinventer et à se projeter ensemble. De même, la qualité de rigueur et d’exigence des acteurs. Et la représentation révèle, comme le définit Bernanos dans Un Curé de campagne, ce « certain frémissement presque imperceptible qui est comme celui de la joie intérieure, une joie si profonde que rien ne saurait l’altérer, comme ces grandes eaux calmes, au-dessous des tempêtes ».

Le public dans la salle est gagné par cette pause apaisée des consciences, cette aptitude au recul.

Cécile Coustillac est une soeur sensible et forte, qui débat patiemment avec une mère puissante ; Chloé Réjon incarne l’épouse douloureusement bafouée comme l’amante allègre ; l’élégante Lamya Regragui Muzio défend ses partitions de veuve vindicative ou d’amie au franc-parler. Sont percutants encore, Alexandre Pallu en voisin ou ex-mari, Pierric Plathier en Askle ou en son compagnon, Grégoire Tachnakian en orphelin divers, et Jean-Philippe Vidal en veuf et orphelin.
Le rire ludique et amusé a l’art de se glisser dans l’ombre et l’amertume pour gagner net la vie en éveil. Et Bad Romance de Lady Gaga que chante deux fois Virginie Colemyn est un bonheur.

Jours de joie d’Arne Lygre, traduction du norvégien par Stéphane Braunschweig et Astrid Schenka (L’Arche Editeur), mise en scène et scénographie de Stéphane Braunschweig. Costumes Thibault Vancraenenbroeck, lumières Marion Hewlett, son Xavier Jacquot.
Du 20 avril au 5 mai 2024, du mardi au samedi 20h, dimanche 15h, Odéon - Théâtre de l’Europe Berthier. Tél :01 44 85 40 40 www.theatre-odeon.eu
Crédit photo : Simon Gosselin

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Véronique Hotte

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