Du 3 avril au 8 mai 2024 au Théâtre du Vieux-Colombier.
Trois fois Ulysse de Claudine Galéa par Laëtitia Guédon.
Trois femmes éclairées disent leurs convictions face à l’ingratitude de leur amant.
Soit l’histoire d’un retour fameux de la littérature, celui d’Ulysse de L’Odyssée d’Homère, soit vingt neuf siècles de soumission, écrit Claudine Galéa. Dix ans de guerre, puis dix ans de retour : le récit éloquent met en gloire l’homme aux prises avec les femmes - déesses, amantes, épouses.
Trois fois Ulysse réactualise ce lien existentiel au temps, à l’amour, à la violence, à la séparation et à la solitude, des mouvements intérieurs qui composent et structurent toute conscience éveillée. La révélation ne peut s’accomplir qu’à travers la rencontre du héros légendaire Ulysse avec trois femmes, si peu en nombre dans le panier des conquêtes du viril glorieux, mais emblématiques d’une posture féminine personnelle capable de se confronter au symbole d’un guerrier intouchable.
Quand tombe Troie, mise à sac, pillée et incendiée, les femmes illustres de la cité sont offertes en trophées aux vainqueurs. Hécube, à l’expérience avancée, est désespérée de voir qu’on lui attribue Ulysse, « cet ennemi du vrai, cette vipère sans loi », « enivrant séducteur des foules » (Les Troyennes). L’avisé, peint avec admiration par Homère pour sa sagesse et sa capacité à affronter les situations déconcertantes, devient un sophiste sans scrupule, amateur de pièges et de machinations. Les tragédies qui évoquent la chute de Troie - Les Troyennes, Hécube, Andromaque…) évoquent cette rupture dommageable aux vainqueurs du sage équilibre maintenu entre les adversaires par les poèmes homériques. Avant son départ, Hécube ne le ménage pas.
Dans la mise en scène à la fois sombre et lumineuse de Laëtitia Guédon, entre verbe, incarnation théâtrale, musique, chants, choeur, scénographie, vidéo, le spectacle se fait oratorio ou rituel sacré. Clotilde de Bayser est une Hécube clairvoyante et structurée, engagée dans l’aventure de l’existence, observatrice des fragilités du jeune Ulysse interprété avec émotion par Sefa Yeboah,
Quant à la déesse Calypso, elle partage la vie d’Ulysse huit années pour le laisser partir enfin. Hermès, messager de Zeus, l’a enjointe de le libérer, et la fileuse renonce à son désir, tissant le fil du voyage. Elle laisse Ulysse prendre la mer, ayant tissé les voiles de son embarcation de fibres végétales et animales pour affronter les intempéries. L’amant passe l’épreuve sans croiser la mort. La vibrante Séphora Pondi dans le rôle retient l’attention, dévolue à son amour tout en le cédant.
Baptiste Chabauty est à l’écoute humble de la déesse, conscient de sa faiblesse dépressive.
Dans la grotte de Calypso, Ulysse se résout à rentrer à Ithaque où la fidèle Pénélope, figée dans sa jeunesse, silencieuse, a su s’approprier de sa propre vérité et affirmer son destin intime. Dans le secret, elle lui adresse ses reproches, construisant contre lui sa méfiance : il pourrait, comme un autre, la tromper, et se faire passer pour n’importe qui. Patiente fileuse, elle exige droits et égards.
Pénélope comme Hélène ne sont que des alibis pour la présence masculine en général ; or, la première a appris à connaître : « apprendre me plaît », dit-elle, et à cerner son désir et son destin.
Marie Oppert pour Pénélope, qu’on découvre chanteuse soliste lyrique, se tait longtemps avant de prendre la parole - solaire, paisible, sereine et confiante encore en Ulysse, interprété par la présence sûre d’Eric Génovèse, ébloui, qui surgit de la salle lentement, retardant son arrivée.
Les interprètes accordent à leur voix juste la prose poétique de Claudine Galéa, à la fois écriture profonde et distante, exacte et vraie, destinée à une belle écoute privilégiée - amusée et grave. La scénographie où trône un crâne de cheval de profil dont l’oeil déploie ses jeux d’ombre et de lumière, repose sur cette structure animale qui, retournée, devient la grotte éclairée de bougies de Calypso. La vidéo anime la mer, le ciel et les mouvements, qu’on pourrait dire passant d’Impressions, soleil levant à La Nuit étoilée, jusqu’aux vagues de tempête fracassante et de naufrage, jusqu’aux visions cosmiques de planètes isolées, d’étoiles et de leurs poussières.
Unikanti, choeur de chambre lyrique, accompagne le spectacle, un coryphée traversant un registre musical et de chants, du XIII ème au XXI ème siècle, aux langues et cultures diverses : musique sacrée occidentale, chants traditionnels - araméen, orthodoxe, celte, tel un sonnant Tri martolod.
Bel envoûtement poétique et radieux - justesse posée d’une parole féminine, musique et chants.
Trois fois Ulysse de Claudine Galéa ( éditions Espaces 34 représenté par L’Arche), mise en scène de Laëtitia Guédon, scénographie Charles Chauvet, costumes Charlotte Coffinet, lumières Léa Maris, vidéo Benoît Lahoz, arrangements musicaux Grégoire Letouvet, son Jérôme Castel, direction de choeur Nikola Takov, maquillages et coiffures Laëtitia Guédon. Avec la troupe de la Comédie-Française, Éric Génovèse, Clotilde de Bayser, Séphora Pondi, Marie Oppert, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty et le chœur Unikanti, Farès Babour, Simon Bièche, Manon Chauvin, Antonin Darchen, Adélaïde Mansart, Johanna Monty, Eva Pion, Guilhem Souyri. Du 3 avril au 8 mai 2024, mardi 19h, du mercredi au samedi 20h30, dimanche 15h, au Théâtre du Vieux-Colombier 21 rue du Vieux-Colombier 75006. Tél : 01 44 58 15 15.
Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française.