Strasbourg - Opéra national du Rhin, jusqu’au 26 juin - Mulhouse - La Filature les 2 & 4 juillet

Fidelio de Ludwig van Beethoven

Sous le sceau de Kafka

Fidelio de Ludwig van Beethoven

D’un Fidelio à l’autre, de Baden Baden à Strasbourg, à moins de quatre semaines d’intervalle – voit webthea du 18 mai 2008 -, les options divergent mais la puissance musicale de ce Beethoven aux prises avec son unique opéra, reste non seulement intacte mais s’en trouve même renforcée, tant la direction de Marc Albrecht la pénètre au plus profond de l’âme.

L’œuvre, il est vrai, est bien singulière. « Un opéra de l’utopie qui pousse l’utopie jusqu’à l’absurde » tel que le définit le jeune chef allemand qui depuis deux ans se trouve à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Ceci pour le double thème qui l’anime, la défaite des tyrans, la liberté recouvrée des opprimés et l’héroïsme nourri par l’amour conjugal. Ce qui musicalement aboutit à un jeu de contrastes débutant sur le ton de la comédie, le Singspiel allemand, avec ses dialogues parlés à la façon de l’opéra comique français et toute sa matière orchestrale traitée comme des symphonies, le genre que Beethoven porta au sublime. Cette ouverture qu’il remania plus de quatre fois – c’est sa troisième version, la plus jouée, qu’on entend ici – est une symphonie à elle seule, tout comme les morceaux qui précèdent chaque changement de tableau et d’acte. Les voix sont traitées comme des instruments, sans souci apparemment des difficultés physiques que leur écriture implique, ce qui fait de ce Fidelio hybride et bouleversant l’une des œuvres les plus redoutables à chanter.

Les chaînes de l’humanité torturée sont faites de paperasse

Visuellement la tâche est moins abrupte : le rôle travesti de Leonore, déguisée en garçon pour approcher et sauver son mari prisonnier politique d’un dictateur sanguinaire, fait partie de la panoplie coutumière des personnages d’opéra. La geôle elle-même et ses dépendances peuvent être interprétées à loisir, sans jamais, hélas, perdre de leur actualité ou acuité… A Baden Baden, le cinéaste allemand Chris Kraus avait replacé l’action d’Espagne en France, conformément au livret d’origine de Jean-Nicolas Bouilly qui s’était inspiré d’un fait divers réel du temps de la Révolution Française.

Andreas Baesler , metteur en scène allemand familier de l’Opéra du Rhin où il signa déjà les productions réussies de Lulu et des Troyens de Berlioz (voir webthea des 17 juin 2005 et 30 octobre 2006) enferme Leonore, Florestan, Pizarro, Rocco et Marcelline dans les mailles d’un filet tissé par l’esprit de Kafka. « Les chaînes de l’humanité torturée sont faites de paperasse » : la phrase s’inscrit sur un écran avant le lever de rideau, d’autres suivront se référant à l’auteur du Procès, du Château, de La Colonie Pénitentiaire, mais aussi de Bertolt Brecht qui prédisait « Le ventre est encore fécond qui engendra la bête immonde », toujours fécond des tyrannies et des fascismes.

Tout donne à penser que cela existe

Baesler nous entraîne dans les coulisses bien propres, bien rangées, bien policées, d’une sorte de Guantanamo de la mi-temps du XXème siècle avec ses hauts murs de bois terne où s’étagent des casiers, des tiroirs remplis de formulaires, questionnaires, cimetières de feuilles blanches noircies du deuil de la liberté… Quand les prisonniers, à la demande Leonore/Fidelio sont autorisés à sortir de leurs cellules pour retrouver durant quelques instants la lumière du jour, leurs rêves prennent la forme de leurs vêtements civils descendant des cintres… Ces mêmes vêtements qui s’échappent d’une trappe pour échouer sur le sol moisi du cachot où se meurt Florestan, celui qui a osé dénoncer les crimes du tyran Pizarro… Tout est juste, tout donne à penser que cela existe, et le final, le triomphe du courage, la fin de la dictature et le retour à la liberté se célèbrent et se chantent en l’allégresse. Mais celle-ci éclate sous la pression d’hommes et de femmes en robes et costumes gris souris comme autant d’uniformes d’un ordre nouveau. Beethoven était-il un optimiste naïf ? Aurait-il composé sa neuvième symphonie s’il avait connu la Shoah et le Cambodge pour ne citer que deux des séismes majeurs qui ébranlèrent les consciences du XXème siècle ?

Des graves en délicatesse, des aigus en finesse

Anja Kampe réunit tous les atouts pour une Leonore idéale. Immédiatement crédible en habit de garçon, la démarche ferme, le jeu franc et le cœur au bout des lèvres, elle moule sa tessiture aux difficultés de l’œuvre, maintient un legato en équilibre, joue les graves en délicatesse et se joue des aigus en finesse. Pour Florestan qui ajoute à toutes les difficultés musicales, celle de n’apparaître qu’en fin de parcours, le ténor finlandais Jorma Silvasti, réussit carrément un tour de force, mettant sa puissance naturelle au service d’un personnage épuisé, d’une intériorité bouleversante. La basse Jyrki Korhonen, deuxième Finlandais de la distribution apporte bonhomie et chaleur au gardien Rocco, la sécheresse du baryton basse allemand John Wegner sied à la carrure du despote Pizarro, Christina Landshammer est une délicieuse Marcelline et Sébastien Droy un Jaquino au timbre prometteur.

Galvanisés par la ferveur de Marc Albrecht, les instrumentistes de l’OPS, le Philharmonique de Strasbourg, arracheraient de larmes à un bloc de marbre. Difficile d’y résister.

Fidelio de Ludwig van Beethoven, d’après Leonore ou l’amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly, Orchestre Philharmonique de Strasbourg, direction Marc Albrecht, chœurs de l’Opéra National du Rhin direction Michel Capperon, mise en scène Andreas Baesler, décors Andreas Wilkens, costumes Gabriele Heimann, lumières Max Keller. Avec Anja Kampe, Jorma Silvasti, Patrick Bolleire, John Wegner, Jyrki Korhonen, Christina Landshamer, Sébastien Droy, André Schann, Jean-Philippe Emptaz.
Strasbourg – Opéra National du Rhin – les 18, 21, 24, 26 juin à 20h, le 15 à 17h –
0825 84 14 84 – www.operanationaldurhin.fr
Mulhouse - La Filature – les 2 & 4 juillet à 20h
03 89 36 28 28

Crédit photos : Alain Kaiser

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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