Festival d’Aix-en-Provence 2024 (1)
Iphigénie victime et bourreau
Le Festival accueille triomphalement le diptyque des deux opéras de Gluck « Iphigénie en Aulide » et « Iphigénie en Tauride ».
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- 4 juillet
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Une gageure et un vrai tour de tour de force. Donner en une seule soirée les deux Iphigénie, de Gluck, est un défi jamais tenté. Un pari tenu et gagné aussi bien pour les maîtres d’œuvre que pour les interprètes qui ont tenu la distance de quatre heures trente de musique (interrompues par un entracte d’une heure trente pour souffler et se restaurer). Avec un spectacle d’une telle ampleur et d’une telle tenue dans la salle moderne du Grand Théâtre de Provence, le Festival d’Aix, en proie à des difficultés financières, redore son blason quelque peu terni ces derniers temps, et retrouve son rang parmi les grands rendez-vous musicaux internationaux de l’été. La représentation qui a lancé les festivités, mercredi 3 juillet, a donné la tonalité d’une édition qui, hormis quelques exceptions, se veut à la fois baroque au sens large du terme (de Monteverdi à Mozart) et française (le livret de ces deux Iphigénie créées à Paris est en vers rimés en français).
Cette coproduction avec l’Opéra national de Grèce et l’Opéra national de Paris obtient un triomphe largement mérité pour le trio d’artistes qui tiennent le spectacle de bout en bout. À commencer par Emmanuelle Haïm, grande spécialiste du baroque, qui à la tête de l’ensemble et du chœur qu’elle a créés en 2000, Le Concert d’Astrée, mène un plateau vocal très fourni (dont le chœur omniprésent) avec une énergie et une précision qui ne faiblissent pas. Il semble même que plus on avance dans la violence et la malédiction qui s’acharnent sur la jeune Iphigénie, rejeton de la lignée royale et maudite des Atrides, plus la cheffe exacerbe les sentiments. Pitié, colère, accablement, résignation… la palette orchestrale et vocale est très large. Action, texte et musique restent indissolublement liés.
Remarquable, l’attention portée par Emmanuelle Haïm aux récitatifs : ils ne sont jamais récités mais toujours chantés et joués, si bien que l’intensité dramatique se maintient toujours au plus haut. Une unité organique se crée ainsi entre ces deux œuvres inspirées de la tragédie d’Euripide et de Racine, mais sensiblement différentes comme l’indique leur en-tête respectif, composées à cinq années de distance par Gluck. Plus resserrée et plus courte (1h45), Iphigénie en Aulide, tragédie-opéra en trois actes (1774), est centrée sur le sacrifice de la jeune et innocente Iphigénie, malheureuse descendante des Atrides, sauvée in extremis par la déesse Diane. Dans Iphigénie en Tauride, tragédie mise en musique (1779), la victime est contrainte de se transformer en bourreau avant que la déesse ne la sauve une dernière fois.
Fanatiques et martyrs
Pari réussi aussi pour le metteur en scène d’origine russe Dmitri Tcherniakov, dont les dernières prestations à Aix, Carmen (en 2017) et Così fan tutte (en 2023), avaient été très controversées. Connu pour ses actualisations aux forceps, principe auquel il ne déroge toujours pas, il frappe cette fois dans le mille avec une grande cohérence. En ligne de mire : la guerre de Troie qui sépare les deux tragédies, une guerre qui ressemble furieusement à toutes les guerres présentes et passées avec leur lot de fanatiques et de martyrs, d’exaltés et de suiveurs, de cruauté et d’abnégation. Partant du constat que c’est le sacrifice d’Iphigénie réclamé par les dieux (et surtout leurs prêtres) qui donne le branle à la guerre, Tcherniakov, qui signe aussi les très astucieux décors, met l’accent sur les traumatismes et la perte d’humanité engendrés par ce conflit d’une dizaine d’années. Au terme du carnage, on retrouve dans la deuxième partie Iphigénie réfugiée en Tauride (actuelle Crimée) qui a pour mission de tuer tout étranger qui s’approcherait, y compris son propre frère Oreste, lui-même assassin de leur mère Clytemnestre.
Au passage, le metteur en scène évacue les happy end qui clôturent chacun des deux opéras : pas de deux ex machina, partant, pas de merveilleux : dans ses interventions, la déesse Diane apparaît comme la personnification de l’inconscient ou des désirs secrets d’Iphigénie (dont elle porte le costume). Bien sûr, Tcherniakov ne résiste pas au plaisir de forcer le trait par-ci par-là en renvoyant à l’actualité : Achille, précipitant son mariage avec Iphigénie, arbore une rutilante coiffe d’Indien (suivez mon regard vers #metoo), et un keffieh de Palestinien se remarque parmi le chœur (voir le conflit à Gaza). Reste que la mise en scène très aboutie et la direction des chanteurs extrêmement précise n’entravent jamais l’émotion qui étreint le spectateur à mesure que se déploie le drame.
Présence féline
À cette émotion contribue en premier lieu la soprano américaine Corinne Winters qui éclaire de sa présence féline les deux opéras. Aussi bonne chanteuse que comédienne, elle fait preuve d’une endurance, d’une puissance et d’une autorité en contraste avec sa frêle silhouette. Bouleversante de bout en bout, malgré un fléchissement dans la seconde partie de ce marathon vocal, elle franchit haut la main la ligne droite finale après un parcours semé d’arias virtuoses.
Le baryton Florian Sempey, qui ne lui cède en rien en force dramatique, joue son frère adoré incarnant avec son timbre extrêmement riche les étapes de la descente aux enfers du parricide, poursuivi jusqu’à la folie par les déesses de la vengeance, les Euménides. D’une grande présence scénique également, la soprano Véronique Gens joue avec élégance leur mère Clytemnestre qui tente en vain d’éviter l’irréparable. Le baryton canadien Russel Braun, pour sa part, campe Agamemnon, père touchant malgré sa lâcheté.
Il faut signaler aussi les ténors Stanislas de Barbeyrac, émouvant Pylade ami d’Oreste jusqu’à la mort, Alasdair Kent, fringant Achille, et l’impérieuse Diane portée par la soprano Soula Parassidis.
Photo Monika Rittershaus
Gluck : Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride. Grand Théâtre de Provence jusqu’au 16 juillet, https://festival-aix.com/fr
Avec Corinne Winters, Russell Braun, Véronique Gens, Florian Sempey, Alasdair Kent, Stanislas de Barbeyrac, Alexandre Duhamel, Nicolas Cavallier, Soula Parassidis, Tomasz Kumięga. Mise en scène, scénographie : Dmitri Tcherniakov. Costumes : Elena Zaytseva. Lumière : Gleb Filshtinsky. Chœur et Orchestre Le Concert d’Astrée. Direction musicale : Emmanuelle Haïm.