Duc de Gothland de Christian Dietrich Grabbe
Bas les masques
Cette œuvre foisonnante, à la fois farouche, grotesque et poétique, a été écrite par un jeune homme de 21 ans en 1892. Première pièce de l’auteur allemand Christian Dietrich Grabbe (1801 – 1812) considéré comme l’un des plus grands dramaturges allemands du XIXème siècle, injustement méconnu. Elle s’articule dans un climat historique, autour du combat sans merci mené par le “nègre ” Berdoa venu d’Ethiopie, représentant des peuples méprisés, asservis ou exploités en fonction de la couleur de leur peau par la puissante Europe imbue de sa supériorité, à l’encontre de Théodore, duc de Gothland, suédois idéaliste et héros national, porteur des valeurs morales et politiques de sa caste, avec un sens développé de la famille. A travers de nombreuses péripéties, rencontres, rebondissements et avatars, Berdoa manœuvre, intrigue, échafaude maintes machinations et perversions, pour faire voler en éclats les apparences hypocrites et les certitudes d’une civilisation portés par Gothland, poussant son désir de vengeance jusqu’à lui “faire perdre son âme ”. Objectif atteint avant une mort partagée, ce règlement de comptes tisse un constat cruel, au pessimiste désespéré, de la condition humaine face à un monde incohérent, dont le rattachement à une époque offre de troublantes similitudes avec l’actualité du temps présent. Sans illusions ni moralisation, mais en ouvrant une méditation sur l’humanité et son avenir.
Après deux mises en scène de textes de Grabbe, Napoléon ou les Cent-Jours (1996) et Hannibal (2013), Bernard Sobel renoue avec ce dramaturge singulier, avec la complicité de Michèle Raoul – Davis et la traduction – adaptation du philosophe Bernard Pautrat. Il apporte avec maîtrise une belle lisibilité aux thématiques abordées par l’auteur, mariant avec fluidité leurs différentes tonalités, dramatiques, poétiques, réalistes, mais aussi bouffonnes ou grotesques, avouant que cette création “pourrait aussi s’intituler Ubu en Forêt noire ”. L’interprétation de Denis Lavant justifie son propos, car son interprétation de Berdoa, dont il révèle les différentes facettes avec talent et acuité jusque dans la démesure, n’est pas sans rappeler le personnage de Jarry face à l’absurdité des hiérarchies politiques. Face à lui, Mathieu Marie, porte avec finesse, dignité et constance, l’anéantissement progressif des relations familiales, des ambitions et valeurs, du duc de Gothland, en suscitant parfois une certaine empathie. Autour d’eux, dans le décor suspendu de Lucio Fanti (forêt stylisée inversée symbolique) qui prend des colorations sous les lumières de Vincent Millet, les treize comédiens dans différents rôles font preuve d’une belle cohérence qui conforte la densité de la représentation.
Photo© Hervé Bellamy
Duc de Gothland de Christian Dietrich Grabbe, traduction et adaptation Bernard Pautrat, mise en scène Bernard Sobel avec la collaboration de Michèle Raoul – Davis, avec Eric Castex, Valentine Catzéflis, Arthur Daniel, Valérian Guillaume, Claude Guyonnet, Jean – Claude Jay, Antoine Joly, Denis Lavant, Daniel Léocadie, Frédéric Losseroy, Matthieu Marie, Sylvain Martin, Maxime Pambal, Maël Peano, Xavier Tchili. Décor Lucio Fanti, lumières Vincent Millet, son Bernard Vallery, costumes et maquillages Mina Ly. Durée : 3 heures 05 sans entracte.
Théâtre de l’Epée de bois – La Cartoucherie jusqu’au 9 octobre 2016.